Le dieu de Bergson Biologie et mystique dans Les Deux sources de la morale et de la religion

Автор:

Rocco RONCHI Università dell’Aquila – Italia




Donnons donc au mot biologie le sens
très compréhensif qu’il devrait avoir….
(Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion)

 

La méthode de recoupement

 

Les Deux sources est l’œuvre principale de Bergson avec laquelle il présente au grand public sa conception de dieu et de la morale. Cette œuvre est caractérisée par un empirisme rigoureux. La méthode de Bergson se réfère de manière scrupuleuse au phénomène même. Il faut dire seulement ce qu’on voit et dans les limites de ce qu’on voit. Rien de plus. Il faut s’abstenir des affirmations générales qui ne chaussent pas les formes individuelles de chaque objet, comme des habits trop larges. Le savoir acquis se trouve sous l’epoché. “Il n’y a pas d’autres sources de connaissance que l’expérience” (DS 1186), écrit Bergson de manière radicale. Cette fidélité extrême au phénomène – appelée par Bergson “ vrai empirisme ” et élevée au degré de “méthode de la métaphysique” – permet au philosophe de tirer des conclusions sur l’existence et la nature de dieu, conclusions dont le degré très élevé de probabilité s’approche de la certitude sans la toucher.

Le fait de recourir à l’évidence phénoménologique en matière théologique n’est pas nouveau dans l’histoire de la pensée métaphysique et théologique. D’ailleurs, chaque “démonstration” ne peut que la présupposer. Mais chez Bergson l’expérience ne fonctionne pas seulement comme point de départ pour la démonstration. L’expérience n’est pas dépassée vers une signification qui l’expliquerait, en donnant raison d’elle, c'est-à-dire en  résolvant la contradiction dans laquelle elle a plongé l’intelligence. Celle-ci est plutôt la méthode des thomistes, une méthode certes basée sur l’expérience mais, sur l’expérience qui notamment doit être expliquée selon les principes premiers de la raison. Alors que l’expérience pour Bergson n’est pas seulement source de la connaissance, mais aussi et surtout la lumière dans laquelle l’intellect doit se situer. L’empirisme bergsonien est vraiment total, presque dogmatique. L’expérience, non pas le jugement déterminant, est l’aletheia dans laquelle chaque dire prédicatif doit rester inscrit. La fidélité au phénomène doit être totale, à tout prix, même si elle implique pour l’intellect le passage dramatique à travers le “paradoxe”, lequel, comme l’écrit Deleuze, “est le pathos ou la passion de la philosophie” (1968, 293). Les apologies bergsoniennes du bon sens et du sens commun ne doivent pas confondre le lecteur: elles ne représentent pas une défense de l’“intellect sain”, mais plutôt une apologie du primat de la perception et une critique des principes premiers de la raison. Le philosophe thomiste Jacques Maritain stigmatisera le primat que Bergson attribue toujours à l’expérience. “La logique et le principe d’identité, il écrit, et toutes les exigences rationnelles de l’intelligence” fondent comme neige au soleil si le phénomène montre à l’empiriste intégral (c’est-à dire à Bergson) un changement qui est substance ou acte pur en devenir. “Tout cela est secondaire face à la vérité que l’expérience lui manifeste” (1944, 34). Maritain touche en plein cœur. Telle est la situation, en effet. L’absolu est pour Bergson une question de perception (cfr. PM 1365). Le concept est seulement le prolongement de la perception et non pas une correction de celle-ci comme le voudraient les thomistes.

Sans une telle méthode totalement empirique d’ailleurs aucune intuition de la “durée créatrice” n’aurait été possible. L’évidence sensible que Bergson assume comme point du départ est celle du changement. La question qui doit être résolue est la suivante: comment peut-on la penser si penser est penser quelque chose de déterminé, si penser équivaut à distinguer et mettre en rapport un sujet avec un prédicat? Si l’on veut rester totalement fidèle au phénomène, à ce qu’il montre librement à partir de lui même, on doit forcer la pensée au delà d’elle-même, on doit l’obliger à souffrir le paradoxe dans toutes ses formes. Il faut penser l’ “absurdité” d’un changement substantiel : un absolu du passage, un changement qui est la chose même et non pas un accident de celle-ci, comme en fait le voudrait la reconstruction du phénomène faite à la lumière des principes premiers de la raison. Le dire du philosophe devra alors apprendre à se rétracter, à dire transversalement et indirectement, pour ne pas compromettre la vérité (= la lumière de l’expérience dans laquelle il est situé) et par conséquent il apprendra des artistes et il utilisera les artifices de la figuration dissemblable. 

En fait, « changement » est  une expression générale et comme telle inadéquate. Il n’y a jamais un changement en abstrait. Le changement n’est pas un genre. Dans l’expérience il y a des différents types de changement, qualitativement et quantitativement dissemblables. La méthode du vrai empiriste se définit de façon plus précise. Il suivra donc soigneusement les “lignes de fait”, en allant dans la direction qu’elles indiquent, en les prolongeant “jusqu’au point ou elles se coupent” (DS 1186). La vérité scientifique, qui trouve sa solution dans le plus haut degré de probabilité, se trouvera au point de recoupement entre ces lignes qui ont étés tracés par la pensée à partir de phénomènes hétérogènes entre eux. Elles indiquent la même direction et sont en accord entre elles en tant qu’informations provenantes de différentes sources mais concernantes le même “fait” (recoupement signifie aussi ce contrôle de concordance entre des témoignages différents). “Nous estimons – écrit Bergson dans Les Deux sources – que cette méthode de recoupement est la seule qui puisse faire avancer  définitivement la métaphysique” (DS 1186).

Si l’on veut savoir quelque chose de scientifiquement prouvé sur la nature et sur l’existence de dieu il faut absolument remonter jusqu’au point de recoupement des différents témoignages. Les données biologiques et celles mystiques sont les évidences phénoménologiques dont Bergson s’inspire. Comme le répète Bergson plusieurs fois, le livre de 1932 est le prolongement  de celui de 1907, il le complète et le dépasse, tout en suivant la direction indiquée par celui-ci, jusqu’à croiser la dimension mystique. L’intersection des deux lignes devient ainsi une espèce de preuve, au sens juridique de l’existence de dieu. Le dieu bergsonien est donc le dieu de la biologie et de la mystique, dans la mesure où est supposé et postulé par ces expériences prises dans leur totalité. L’aspect surprenant de ce texte n’est évidemment pas celui de faire de l’expérience mystique une source de la connaissance de dieu (de quoi d’autre devraient avoir expérience les mystiques si ce n’est de l’existence de dieu?), mais plutôt de trouver au cœur du vivant décrit par la biologie, comme sa condition de possibilité, le dieu rencontré par les mystiques. La biologie, si elle est pensée de façon adéquate, montre enfin ce même avec lequel les mystiques sont depuis toujours en communication. D’ailleurs, la biologie clarifie la nature de ce même aux mystiques mêmes, qui sont sûrs de son existence mais qui l’expriment dans le langage équivoque de l’ontothéologie et de la religion révélée. Dans un certain sens la biologie est la science de ce dont la mystique est l’expérience.

 

 

Le dieu des philosophe et le dieu d’Abraham

 

Le dieu des mystiques n’est pas celui des philosophes. Il ne coïncide pas avec le dieu de l’ontothéologie, n’est pas l’étant dont l’essence implique l’existence, n’est pas l’être nécessaire qui doit être supposé comme fondement de la contingence (compte tenu que la “ contingence ” n’est pas du tout une donnée phénoménologique mais le résultat de l’interprétation du changement à la lumière des principes premiers de la raison). Bergson a déconstruit la théologie inscrite dans l’ontologie des anciens et des modernes dans le quatrième chapitre de l’Évolution créatrice, un chapitre fondamental dans lequel il montre que le mécanisme que le finalisme présupposent le dieu d’Aristote “pensée de la pensée”. On peut ajouter que la biologie moléculaire moderne, bien qu’inconnue à Bergson, ne fait pas non plus exception à la règle. Le caractère totalement ontothéologique de la biologie contemporaine, inspirée de l’idée de “programme”, a été largement démontré par des études indépendants du bergsonisme, comme celles de Sonigo et de Kupiec, de Longo et de Bailly, ainsi que par des études bergsoniennes, tels que celles de Miquel et de Ronchi.

D’ailleurs le dieu des mystiques n’est même pas celui de la “religion”. La religion dynamique, on le rappelle, est différente par nature de la religion statique, à tel point que Bergson se demande si elle peut encore être appelée “religion” (DS 1156). A ce sujet il faut être absolument drastique: la réponse à cette question dans les Deux sources, est essentiellement négative. La religion dynamique des mystiques peut être appelée religion seulement par “homonymie”. La description bergsonienne du phénomène religieux dans le sens propre est celle du deuxième chapitre des Deux sources, dédié à la “religion statique”. Pour Bergson, la religion est, en dernière analyse, pour utiliser une expression heureuse de Furio Jesi, seulement une “machine mythologique” (1979). Sa fonction est une fonction affabulatrice. Elle doit créer, sans cesse, des mythes, c’est à dire des ersaetze intellectuels de l’instinct (des images quasi hallucinatoires, DS 1068), pour éviter que l’intelligence, en séparant la destinée de l’individu de celle du group, défasse les liens du réseau communautaire (DS 1076, 1092). La religion est  “superstition” au service de la vie pour le dire avec Spinoza, dans la mesure où la vie nécessite, pour se protéger, de nier son élan même , en des formes stables et fermées. Sartre, un bergsonien malgré lui, dira dans son œuvre Critique de la raison dialectique que la vie doit  devenir inertie pour agir sur le pratique-inerte. La religion est alors ce passage nécessaire du vivant à la chose- inerte. Elle est exclusivement au service de la société “close” du moment qu’elle garantit, justement, la fermeture dans un horizon réglé par la loi politique universelle: “ami/ennemi”. En fait le dieu de la religion statique est, en dernière analyse,  pour  Bergson, le dieu des armées.

Si le mysticisme peut encore être appelé religion c’est seulement pour une question de langage. Le mystique ne peut parler que la langue qu’il connaît depuis toujours et grâce à la quelle il se fait comprendre par les autres. Meister Eckhart, par exemple (jamais nommé par Bergson, bien que la description de l’âme mystique dans le troisième chapitre des Deux sources [1155-1156] lui va à ravir), est né chrétien et, en ayant une extraordinaire compétence théologique (après tout il est dominicain !), il parle comme tel. Mais il faut faire attention à ne pas confondre son dire avec le dit “ cristallisé ” ! Le mystique ne raconte pas des “fables”, même pas quand il semble le faire et il ne syllogise pas, tout en étant un philosophe raffiné. Saisir la différence entre le sens et la signification dans lequel le mystique exprime ses concepts est fondamental pour comprendre ses mots, qui sont des mots universels qui parlent à l’humanité entière surmontant tous les barrages religieux traditionnels. Le mystique, écrit Bergson, fascine et persuade avec l’exemple, agit sur la sensibilité, crée une communauté qui, comme le “groupe” sartrien, avant tout, se sépare du “collectif” sociale pour devenir principe d’une communauté universelle future. Mais qu’est-ce que l’exemple si ce n’est la figuration indirecte d’un sens par la parole effectivement prononcée et par l’action accomplie?

D’ailleurs il ne faut pas se faire détourner par une opposition entre le dieu d’Abraham et celui des philosophes. Si le dieu rencontré par Bergson au point de recoupement entre la mystique et la biologie n’est pas celui de l’ontothéologie, il n’est même pas nécessairement celui de l’expérience vécue ou de la foi sans concept. A ce propos, en effet, Bergson même reste parfois ambigu. Il répète plusieurs fois que si le dieu des philosophe se montrait aux hommes ils ne le reconnaîtraient pas, tellement il est loin du dieu qu’ils prient ou qu’ils maudissent (DS 1180). L’expérience que Bergson nous propose semble donc confirmer le célèbre aut aut de Pascal: ou bien le dieu d’Abraham, Isaac, Jacob ou bien celui d’Aristote et Descartes, soit Athènes soit Jérusalem. Après avoir lu Les Deux sources, certains des contemporains de Bergson ont interprété ce livre comme une revanche du cœur sur la froide raison. En effet, le dieu de Bergson n’est pas celui des philosophes, de la même façon qu’il n’est pas celui d’Abraham. D’ailleurs il n’est pas non plus celui de la religion chrétienne, du moins dans la mesure où la religion chrétienne en est encore une. La figure du Christ est sûrement essentielle pour l’intelligence du dieu bergsonien, mais il faut toujours rappeler à ceux qui veulent hâtivement christianiser Bergson que la réalité historique du Christ, c'est-à-dire le mystère de l’incarnation, est pour le philosophe français, une question secondaire, presque d'aucune importance pour la définition du phénomène chrétien même (DS 1178). L’innovation du christianisme est toute autre chose. Il ne s’agit pas simplement d’un nouveau chapitre dans l’histoire des religions: son avènement marque le début d’une autre histoire dans laquelle de la religion (comme elle a été décrite dans le deuxième chapitre)  il n’en est  plus rien. S’il y a une utopie dans Les Deux sources c’est  exactement celle-ci, c'est-à-dire celle de concevoir l’humanité comme une communauté illimité, détachée de cet Ersatz  nécessaire de l’instinct qui est la religion (le pas décisif en dehors du religieux est appelé “amour”). D’ailleurs s’il y a une incarnation elle est généralement étendue à l’ensemble du genre humaine, puisque autrement elle resterait fabula. Bergson est clair à ce propos: “le point de vue où nous nous plaçons” est celui “d’où apparaît la divinité de tous les hommes” (DS 1178). Le christianisme est mysticisme accompli et le mysticisme accompli diffère par nature et non par degré de la religion “positive”, bien que dans notre culture il se mélange avec elle sur le plan extérieur du dit et de l’imaginaire mobilisé. Le Christ est seulement l’appellation, le prénom conventionnel et, comme tous les prénoms, inadéquat pour le dieu, le vrai dieu, qui se trouve en prolongeant les lignes de fait de l’expérience jusqu’au point de recoupement.

La phrase de Bergson peut donc être lu de toute autre façon, d’une façon complètement différente de celle de Pascal. Bergson affirme que si le “dieu des philosophes” se montrerait aux hommes ils ne le reconnaîtraient pas comme dieu puisque il n’appartiendrait pas à leur expérience. Mais quel est donc le sens de cette indubitable “étrangeté”  à l’expérience? Ce dieu serait-t-il peut être dissemblable à l’image préconçue que les hommes se font de lui? Cette image est en fait seulement une fabula, une image “infantile”, qui à été transmise au tremblant troupeau du genre humaine par une institution intéressée à l’autoconservation du collectif social, comme le Grand Inquisiteur de la Légende dé Dostoevskij. Une telle image mériterait sans doute l’ironie sans pitié de Xénophane et Bergson la cataloguerait parmi les images quasi hallucinatoires du mythe. L’étrangeté à l’expérience doit forcément avoir un autre signifié. Elle indique peut être l’étrangeté du dieu des philosophes a ce que l’expérience, phénoménologiquement considérée, montre à l’intellect qui se laisserait guider exclusivement par sa lumière.

L’être nécessaire des philosophes est une sustruction intellectuelle, tout comme la contingence du monde. Il est le produit abstrait d’une lecture de l’expérience faite à la lumière des principes premiers de la raison. Il est le dieu du jugement, le dieu transcendant qu’on doit présupposer comme cause du réel, une fois qu’on a assumé le jugement en tant que lieu de la vérité. S’il y a du changement l’immuable doit forcement être à son fondement. La réalisation du possible implique que “quelque part” le tout soit donné éternellement en acte. Le contingent suppose le nécessaire. Celle-ci est la sempiternelle leçon aristotélicienne que, selon Bergson, est secrètement à la base de toute l’épistémologie occidentale, même quand (et, peut être, surtout quand) elle croit se libérer de son joug. Or l’expérience, phénoménologiquement considérée à travers la méthode de recoupement, montre qu’au plus profond d’elle il y a un dieu immanent, un dieu différent tant de celui transcendant des philosophes que du dieu idole d’Abraham, un dieu qui coïncide avec l’ avoir lieu même de l’expérience, avec son être en acte. “La vérité, l’objet du savoir, l’universel”, écrit Giovanni Gentile, est “pour nous”, un nous qui lie le philosophe italien à son homologue français, l’expérience: “une expérience absolue, et donc pure, qui vit dans son déroulement même” (1914, 416). Pure signifie finalement libérée du poids de la contingence, nettoyée de cette absence structurelle qui, selon l’intellect abstrait, la traverserait d’un côté à l’autre, en la rendant esclave d’une plénitude transcendante et séparée.

 

Le dieu de la mystique et de la biologie

 

La biologie est la science dont la mystique est l’expérience: “C’est en suivant d’aussi près que possible les données de la biologie – écrit  Bergson – que nous étions arrivés à la conception d’un élan vital et d’une évolution créatrice” (DS 1186). La biologie nous a amené à connaître la nature du dieu de la mystique: Dieu est l’élan vital qui fonde l’évolution créatrice. “L’aboutissement du mysticisme est une prise de contact, et par conséquent, une coïncidence partielle, avec l’effort créateur qui manifeste la vie. Cette effort est de Dieu, si c’est n’est pas Dieu lui-même” (DS 1162). Mais quelle est la structure de cet élan/effort ? Qu’est ce qui caractérise le dieu des biologistes et celui des mystiques, ce dieu qui n’est pas réductible ni à celui “religieux” d’Abram ni à celui “ontothéologique” des philosophes?

Un grand mystique peut l’expliquer. Meister Eckhart répondait aux sages théologiens qui, après avoir démontré la transcendance de dieu, se demandaient comment cet être pur et séparé pouvait “à un moment donné” se mettre en relation avec l’homme, le monde, la totalité des êtres, que la communication doit être constitutive de la divinité de la même façon que la transcendance. La transcendance infinie de dieu coïncide avec sa communicabilité infinie. L’ineffabilité de dieu revendiquée par la théologie négative se résout tout autant dans son infinie effabilité . Jean Scot Érigène, l’une des “sources” de Eckhart faisait de chaque créature, même la plus misérable, une “théophanie” “S’il (Dieu) ne se communiquait pas – conclu Eckhart –, il ne serait pas Dieu” (Zum Brunn et De Libera 1984, 18). Dieu n’est pas “quelque chose”, une substance parfaite, qui ensuite participe/communique soi même. S’il était ainsi il faudrait en fait se demander, quand? Comment? Pourquoi ? De quelle façon? Des questions aux quelles est impossible de répondre non pas à cause de leur ampleur (le soi-disant “mystère inexplicable”) mais à cause de leur absurdité.. Pour la théologie mystique, dieu est en revanche l’acte ou l’événement de cette auto-communication et rien d’autre, un acte qui donc ne suppose aucune substance et qui, selon le lexique de l’ontothéologie, devrait être du coté du “rien”. Dieu “n’est pas”, parce que l’être vient de dieu, il est le “participé” de son infini “se participer”. On pourrait comparer ce se communiquer infini, qui est dieu sans aucun résidus, avec “un centre d’où les mondes jailliraient comme les fusées d’un immense bouquet ”– pourvu toutefois que on ne donne pas ce centre pour une chose, mais pour “une continuité de jaillissement”. Dieu, ainsi défini, n’a rien de tout fait ; il est vie incessante, action, liberté. Cette métaphore est de Bergson. On la trouve dans l’Évolution créatrice (EC 706), comme preuve du fait que en suivant d’aussi près que possible les données de la biologie, on arrive effectivement à la théologie mystique, même celle que Bergson ne semble pas connaitre.

Essayons de clarifier la forme de l’élan/effort qui est pour Bergson “de Dieu, si c’est n’est pas Dieu lui-même”. L’élan est différence, rien d’autre que différence. Donc selon l’ontologie il devrait être du coté du rien (Parmenide) ou du divers (Platon). Mais la différence de l’élan est une différence actualisante. Elle est pour ainsi dire épigénétique: elle fait émerger dans un système des nouvelles propriétés concrètes qui n’étaient pas contenues analytiquement dans les prémisses. Même le dieu omniscient de Laplace n’aurait pas pu les calculer à l’avance. Toutefois une fois qu’elles sont données elles deviennent aussi rétrospectivement possibles: de ce système on peut maintenant tracer l’histoire et on peut repérer ses “lois” du développement. Le divers est ainsi donné grâce à la différence, grâce à ce “rien” efficace, qui est l’unique instance à laquelle on peut attribuer légitimement le titre de “cause”. Le divers n’est pas la différence, mais l’effet de la différence (Deleuze 1968, chapitre: L’image de la pensée). Dans le divers, elle est donnée dans la double modalité simultanée du possible et du réel (PM 1331 ss.). Chaque reconstruction logique du devenir à travers le couple puissance/acte suppose donc l’œuvre de la différence, laquelle est irréductible aux deux modalités. Bergson appelle, comme vous le savez bien, “virtuel” la façon d’être de la différence (mais pour être plus précis il faudrait écrire ce petit mot “être” entre guillemets: le virtuel, comme la différence, en fait, n’est pas quelque chose de présent, de donné) et il remarque aussi que le virtuel (la cause) a tendance à s’effacer dans le réel/possible (effet), en faisant oublier ainsi la différence de nature qui subsiste entre la différence et le divers.

Si “dieu” est l’une des appellations de l’élan/effort, dieu ne peut pas être repéré ni sur le plan du réel ni sur celui spéculaire du possible. Il n’est pas une partie” du monde réel/possible et il n’est pas non plus la totalité hypothétique des faits réels/possibles du monde, bien qu’il n’ait  pas d’autre consistance ontologique si ce n’est pas celle du monde réel/possible dans lequel il n’est jamais. Sa nature atopique est plutôt celle du seuil, c’est à dire de la limite (die Grenze) dans le sens transcendantal donné par Kant à ce mot, sens repris par Ludwig Wittgenstein à la fin de son Tractatus quand il écrit que : das Mystiche consiste dans la Anschauung/ Gefühl der Welt (…) als begrenztes Ganzes (Tractatus logico-philosophicus, 6.45). Dieu n’est pas ici où là, bien qu’il soit partout un ici et un là apparaissent et se donnent: c’est la différence qui fonde la relation. Sa neutralité absolue (ni…ni…) est ce qui fait de lui le principe de l’articulation d’un champ en devenir, c’est à dire du “monde” comme tout ouvert. Dieu ne cesse pas de se communiquer, dieu est son propre se communiquer, mais aucun de “dits” dans lesquels il se dit le nomme. Sa transcendance infinie est garantie justement par ce qui semblerait s’opposer à elle: par son infinie communicabilité. Comme l’affirmait la théologie mystique, l’apophase est cataphase.

La durée est cette différentiation en acte, où le mot différentiation signifie actualisation et le mot actualisation signifie création de réalité/possibilité. L’évolution créatrice est alors représentable comme une gerbe de lignes divergentes, à supposer que ces lignes soient pensées comme crées (actualisées) par l’évolution (DS 1225). Leur possibilité émerge avec leur réalité dans l’acte libre qui les pose en être (actualisation).  Bergson, dans ces pages, essaie jusqu’au bout de rester fidèle au phénomène biologique qui l’intéresse: l’évolution. Il éprouve donc le besoin d’un nouveau concept de différence: une différence qui ne soit pas diairesis, qui ne soit pas division de quelque chose qui est presupposé, qui est déjà  donné une fois pour toutes, dans la mens instantané de dieu (ou bien déjà écrite dans le “ pro-gramme”… Kupiec et Sonigo [2000] ont écrit des pages brillantes sur le débit qui lie la biologie moléculaire au schéma “diairetique” de l’arbre de Porphyre). Une telle différence ne peut pas être la différentiation d’un indifférencié de départ (et d’arrivée…) comme affirme le matérialisme, lui même incapable de penser la différence comme acte. Bergson veut enfin émanciper la différence du domaine du concept et, en dernière analyse, du dieu de l’ontothèologie (le matérialisme athée est seulement l’envers de l’’ontothéologie). Ce n’est pas un détail, bienentendu. . La vie, grâce à la différence émancipée,  peut en effet accéder finalement à la dimension de l’absolu: la différence est ce qui rend la vie vivante, au contraire du tout éternellement donné dans le regard impassible de dieu, qui, de la même façon de l’indifférencié du matérialiste athée, représente seulement une “éternité de mort”, la négation du vivant dans le jugement de dieu.

Effectivement, selon Bergson, Darwin aurait inconsciemment montré, cette puissance de la différence, cette capacité créative (de réalité/possibilité). La sélection est pour Darwin un chemin accidenté qui se produit pendant qu’il est parcouru: une voie qui se fait à travers les actes qui la constituent en même temps qu’elle est ouverte au milieu de la forêt (you lay the path by walking on it). L’acte est dé-cision, divergence. L’évolution aurait donc indiqué au philosophe, qui reste obstinément fidèle à l’expérience, où faut-il aller chercher le dieu: pas dans le monde et pas à l’extérieur de celui-ci, mais à sa limite ou sur son seuil. Si l’élan est comparable à une tendance qui ne cesse pas de se dédoubler dans des lignes divergentes (s’il est comparable à “une continuité de jaillissement”), dieu ne se trouve évidemment sur aucune de ces lignes et néanmoins peut se résoudre dans leur hypothétique addition. Dieu est plutôt la différence en acte, c'est-à-dire l’événement de leur divergence, “le centre d’où les mondes jailliraient comme les fusées d’un immense bouquet”. Il n’est pas “une chose”, donc, il n’est même pas le plus haut des êtres, celui dont l’essence implique l’existence, mais le point atopique qui n’appartient à aucune des deux lignes, qui n’est ni celle-ci ni celle-là (par exemple, il n’est pas l’instinct, ni l’intelligence, lesquelles sont les deux lignes d’évolution divergentes dans lesquelles se dédouble l’élan originaire) et qui est cependant, en même temps, le lieu de leur immanence et de leur définitive communication (instinct et intelligence, par exemple, ne se séparent réellement jamais: autour de l’instinct reste “une frange d’intelligence” ainsi que l’intelligence humaine est toujours “auréolée” d’intuition). Toutes les différences évolutives (qui se tracent sur le plan de la natura naturata) supposent à leur fondement, comme natura naturans, une telle disjonction en acte, c’est-à-dire l’usage synthétique et affirmatif du syllogisme disjonctif, comme le dirait Deleuze (1972) : “On pourrait supposer un anti-Dieu, principe du syllogisme disjonctif, mais avec quelque chose de diabolique, un usage inclusif et non limitatif. Un dieu qui dit à chaque branche : c’est moi-là, et là, c’est moi aussi” (Gilles Deleuze, Vincennes, 15/12/70). De ce dieu on peut dire qu’il est, comme le définirait Nietzsche, l’Egal qui se répète, qu’il est l’un qui ne cesse pas de passer à travers les plusieurs, dans lesquels pour autant il n’est jamais, qu’il est le pur devenir (le mouvant), qui n’est aucun des “devenus”, n’ayant pas d’autre endroit d’actualisation sinon les devenus mêmes dans lesquels il est effacé (il devient espace, figure, extension) et oublié.

 

Le dieu de la technique

 

La distance entre ce dieu-événement et le dieu substance de l’ontothéologie est pareil seulement à sa distance du dieu personne de la religion positive. Donc, pourquoi Bergson utilise-t-il autant l’imaginaire judéo-chrétien? Pourquoi insiste-t-il sur le sujet de l’amour et du mysticisme comme action? D’ailleurs Bergson élabore certaines des thèses plus radicales et originelles contenues dans Les Deux sources en analysant le sujet du mysticisme (chrétien) comme amour et action. La technique moderne n’est pas pour lui le signe de l’hybris humaine : elle est, au contraire, totalement mystique. Si le monde grec ne connaît pas cette technique c’est justement parce que il s’arrête à l’orée de la contemplation. Sa “mystique” reste “extase” et ne devient pas, comme il arrive dans le christianisme, travail de transformation intégral de la planète. A ceux qui critiquent la technique, Bergson rebat “qu’un immense système de machines”, développé jusqu’au paroxysme, est la prémisse indispensable du mysticisme accompli (lois de la double frénésie). Pour un philosophe comme Heidegger le monde réduit à Bestand est essentiellement l’horreur de l’Un-welt. Pour Bergson il est au contraire l’endroit de l’action rédemptrice du mystique amoureux de dieu.

Il s’agit de thèses presque visionnaires et qui n’ont pas encor atteint chez les interprètes leur  juste compréhension. Toutefois, ces thèses semblent mal se conjuguer avec l’intuition bergsonienne de dieu comme seuil/événement/différence. Le rappel à l’amour (l’action du mystique est de l’amour), apparaît ainsi complètement incohérent. Le dieu de l’évolution créatrice ainsi que celui de l’ontothéologie ne peut pas être amour, au moins si l’on voit cette relation comme une relation personnelle, comme soin et providence. La différence n’aime pas, elle produit plutôt aveuglement. On ne peut pas affirmer la “bonté”, au sens moral, de la continuité de jaillissement bergsonienne. Si dieu est bon parce qu’il choisit le bien on tombe dans le finalisme métaphysique, du quel Bergson est aussi loin que Spinoza.

Alors comment pouvons-nous concilier la théologie de Bergson avec sa morale de l’action et de l’amour? En réalité il n’y a pas de contradiction. Il suffit de savoir bien lire. De l’amour, Bergson écrit qu’il n’appartient pas à l’ordre sensible, ni à celui rational, qui ne se déploie pas instinctivement et qu’il ne vient pas d’une idée. Il est plutôt la base de cette disjonction. Son essence est donc d’ordre métaphysique et non pas moral: il coïncide avec l’amour de Dieu pour son oeuvre (DS 1174). Qu’il soit bon n’a aucun autre sens si ce n’est celui donné par Eckhart contre les sages théologiens de son temps. Cela ne veut pas dire, d’aucune façon que dieu fait le bien, mais plutôt qu’il fait, ou plutôt qu’il se fait en se faisant. Dieu est son même se communiquer et  son même se participer illimité sans résidus à toutes les créatures (la “continuité de jaillissement”). A chaque fois le monde donné est son effet. La direction de l’amour “est celle même de l’élan de la vie” (DS 1174). Et la vie ne vise pas le bien : la vie est le bien.

Encore une fois la ligne des faits de l’évolution darwinienne croise celle de la mystique spéculative. L’une des pensées les plus vertigineuses élaborée par la mystique (et le plus inacceptable par les autorités religieuses) est en fait celui du dieu “coureur”. On la rencontre déjà dans la pensée de Jean Scot Érigène au IX siècle. Basé sur l’étymologie fantaisiste, selon laquelle Dieu (Theōs) devrait son prénom prestigieux à sa “contemplation” (Theōs de theōrō, je contemple) qui indique en même temps aussi une “course” (Theōs de theō, je cours) à travers les êtres (De la division de la nature, Livre I, 452 c – 453c): dieu (l’éternel) ne cesserait pas de s’autocréer dans la créature crée, laquelle est à tous les effets une manifestation divine (Livre III, 678a-b). Dieu n’est pas une substance transcendante mais une course cosmogonique. Dieu se fait  et l’arène de cette constitution du divin est le monde.

Que dieu ne soit pas mais qu’il se fasse en se faisant, qu’il se crée en tant que cause de ses effets (De la division de la nature, Livre III, 687c), est aussi la thèse théologique que Bergson obtient en suivant la ligne de faits proposée par la biologie évolutionniste. La différence en fait est épigénétique: il s’agit d’une cause qui devient cause seulement dans ses effets, rétrospectivement, après coup. D’ailleurs la différence n’est pas dans le divers qu’elle implique mais dont elle diffère par nature. Elle n’a pas d’autres réalité sinon ses produits, n’étant rien “en soi”. Cette production est toute l’infinie “bonté” du dieu de l’évolution créatrice, une bonté indifférente à tout bien et à tout mal au sens moral. Une bonté qui coïncide avec l’être de ce qui est, c’est à dire avec ce qu’au Moyen Age on appelait la quodditas de l’étant (ou, pour utiliser une expression heideggérienne et levinasienne, mais très proche de celles utilisées au moyen âge, avec l’Es gibt, l’il y a, de l’étant).

Telle bonté se communique aux mystiques qui sont les hommes privilégiés qui poursuivent l’œuvre de dieu. Ils sont des adjutores dei. Leur action est pareille à l’amour de dieu pour son action. Leur âme, raconte Bergson, est chauffée comme un fer par le feu de l’amour. Ils agissent parce qu’ils sont agis. Leur liberté coïncide avec la liberté divine. Ils sont divins dans la mesure où ils participent à l’autocréation de dieu et communiquent cette impulsion au reste de l’humanité. On pourrait continuer à l’infini avec cette description pleine de pathos de l’âme mystique. Mais il faut quand même s’arrêter et se demander: de quoi est-il réellement en train de parler le philosophe français? En réalité Bergson est en train de parler de la dynamique de l effort intellectuel et du rapport entre technique et biologie.

L’amour mystique est en fait effort dans la même mesure où dieu est élan. L’effort intellectuel, décrit par Bergson dans l’essai homonyme (ES 930 ss.), est la façon d’être de dieu et la façon d’être de l’homme, puisque en lui il y a quelque chose de divin. L’effort intellectuel joue dans la psychologie bergsonienne le même rôle du nous poiētikos dans la philosophie d’Aristote: Il met en contact l’homme avec le dieu. La créativité de l’esprit se dit dans un même sens qui concerne autant l’ l’homme, que dieu et la natura naturans. L’ “émotion créatrice”, par exemple celle prouvée par Beethoven pendant qu’il crée une symphonie, “ressemble sans doute, quoique de très loin, au sublime amour qui est pour le mystique l’essence même de Dieu” (DS 1190). L’amour n’est donc pas une qualité de la création, mais la création même, son acte “en acte”. Il y a l’amour où il y a l’évolution créatrice. L’ (auto) création de dieu, donc, continue partout où il y a de l’amour en acte.

La technique prolonge alors l’œuvre de la natura naturans. Elle est mystique parce que elle continue, avec “un immense système de machines”, l’œuvre de l’ (auto) création de dieu. Aucune frontière entre l’intérieur et l’extérieur, entre le propre et l’impropre, entre la nature et l’artifice, peut alors être tracée avec sûreté. L’élan de la vie obéit à la même logique de l’effort intellectuel. Les deux proviennent de la même “continuité de jaillissement”. Ils sont le produit de la même différence. Les deux connaissent la même impasse quand ils se cristallisent dans des formes stabilisées. La répétition du geste, dans la forme de l’habitude ou dans celle d’un organe, marque la décadence de la vie et le debut de la matérialité, laquelle exprime simplement “la distinction entre ce qu’est créé et ce qui crée” (DS 1193). Nous ne devons pas nous émerveiller si Bergson est presque arrivé à suggérer l’idée que le mysticisme pour s’accomplir aie besoin d’un nouveau corps humain, d’un corps “immense”, le plus loin possible du matériel (un corps sans organes), qui “aille jusqu’aux étoiles” (DS 1194-1195)

 

Les deux sens de dieu

 

On se souvient enfin de la “conclusion” de Les Deux sources. Elle concerne la nature du dieu retrouvé au point d’intersection entre  la biologie et la mystique. Toutefois cette conclusion va bien au delà de l’oeuvre de 1932. Bergson le rappelle fermement plusieurs fois. Ce n’est pas seulement, il dit, la conclusion de ce livre mais le point d’arrivée d’un parcours qu’il avait commencé avec l’Évolution créatrice en 1907. Du point de vue thématique les deux oeuvres se complètent et se supportent réciproquement, mais si l’on analyse  les choses, la conclusion de 1932 “conclue” l’intégralité de la philosophie bergsonienne. Elle permet d’ailleurs de donner un coup d’oeil indiscret sur le contenu de cette très simple intuition que Bergson affirme être à la base de sa philosophie. C’est la thèse essentielle du philosophe, sa première et dernière pensée. On la retrouve anticipée dans l’Introduction à la métaphysique de 1903 que, justement, Bergson plaça à la fin de son dernier recueil d’essais (La Pensée et le Mouvant de 1934), avant les hommages à ses maîtres et collègues (Bernard, James, Ravaisson). Elle concerne la nature de l’absolu, c’est à dire de cet Un absolument simple Un que Bergson, suivant la méthode de recoupement, a trouvé au cœur de l’expérience pure.

L’absolu est tel parce qu’il s’entend, à la fois, de deux façons différentes: comme différence, c’est à dire comme évènement ou seuil et comme diversité réelle/possible ou, encore, comme simplicité de l’acte libre et comme complication indéfinie des fait qui, une fois constitués, se plient à la loi de la nécessité et au domaine de la causalité. Natura naturans et natura naturata. Ou encore, en suivant une suggestion de Frédéric Worms, “œuvre et acte, inséparable et pourtant irréductibles, l’œuvre se détachant à peine créée de l’acte qu’elle suppose pourtant, l’acte s’en distinguant donc de son côté comme irréductible a ses propres effets, sans pourtant qu’il puisse être atteint indépendamment d’eux” (2004, 188)  L’ absolu est Un et Plusieurs, il est Un qui se fait seulement dans les Plusieurs dans lesquels, comme tel, il n’est jamais (et qui donc n’est jamais fait, parfait, “donné”). L’absolu est austère transcendance et communication/participation illimitée. “Vu de dedans, écrit Bergson dans l’essai de 1903, un absolu est donc chose simple; mais envisagé du dehors, c’est-à-dire relativement à autre chose, il devient, par rapport à ces signes qui l’expriment, la pièce d’or dont on n’aura jamais fini de rendre la monnaie. Or, ce qui se prêtre en même temps à une appréhension indivisible et à une énumération inépuisable est, par définition même, un infini (PM 1395)”. Cette formule de 1903 se retrouve en conclusion de l’oeuvre de 1932: la multiplicité illimité, c’est à dire l’infini privé du terme maximum et minimum, un infini “privatif”, auquel il est impossible de penser “sans être pris de vertige”, “n’est que l’envers d’un indivisible”: “une existence simple peut exiger des conditions dont la chaîne est sans fin” (DS 1196). “Telle sera notre conclusion”; on ne finira jamais de rendre la monnaie pour cette unique pièce d’or! L’or est dieu, le reste est le monde, la totalité illimitée des faits.

Bergson appelle infini cet absolu à deux faces. On pourrait donc objecter que dans Les Deux sources dieu apparaisse en réalité fini, d’autant qu’il a besoin de se créer dans les créatures. La création (l’amour) implique  un effort, suppose une friction avec ce qui lui résiste. Seulement ce qui n’est pas le tout, seulement ce qui a un obstacle à franchir peut “s’élancer”. Mais la finitude est donnée seulement à l’oeil qui voit le tout et la partie. Si le tout n’est pas donné, si le tout est ouvert, si le changement suffit à soi même, si l’absolu est le mouvant, alors cet œil n’existe pas ou il est seulement une fiction métaphysique qui doit être dénoncée et abandonnée. Ce que l’œil métaphysique ne peut que juger fini est en réalité l’infinie simplicité de l’absolu, son acte. Nous savons depuis l’Essai, qu’il faut distinguer toujours deux “faces” dans le mouvement: “l’espace parcouru et l’acte par lequel on le parcourt, les positions successives et la synthèse de ces positions” (DI 75). La ligne sur le tableau noir est divisible, mais l’acte qui la trace ne l’est pas. D’ailleurs là où il y a une main qui trace, apparaît toujours une trace qui peut être décomposée dans une multiplicité de points juxtaposés. Comme dans le plus simple des gestes, par exemple celui d’une main qui traverse la limace, ainsi la vie divine, en soi infiniment simple, si “envisagée du dehors”, doit alors se manifester “comme une immense multiplicité de choses” (DS 1197). Le monde, divisible à l’infini (dans le sens de l’indéfini) comme une ligne dans l’espace, est ainsi l’envers de la simplicité infinie de dieu. Dieu est le nom pour l’acte indivisé qui a tracé cette ligne (c’est le nom de la cause qui n’est rien de ce qu’elle fait être). Dieu est l’acte de passer tandis que le monde est le passé (le passé participe) de ce passer même (de ce passer – présent indicatif ou mieux progressif). La théologie mystique dirait que le monde est l’explicatio de l’Un qui est imparticipable comme tel: la théophanie d’un dieu caché.

Si celle-ci est la conclusion de Les Deux sources, le soi-disant “optimisme” de Bergson doit être repensé. En tant que envers d’un indivisible le monde ne peut que contenir tous les genres de faits, aucun exclu, y compris ce célèbre enfant martyrisé dont Ivan Karamazov parlait en se moquant de toutes théodicées. Bergson même nomme la douleur de l’enfant innocent qui, comme toute autre chose, doit trouver sa place dans la ligne divisible à l’infini que la simplicité infinie de dieu suppose, à confirmer, si encore il le fallait, que le dieu-amour de la mystique bergsonienne a très peu à voir avec le dieu que les hommes prient et auquel ils demandent le “salut”. “Salut” qui est seulement un non sens superstitieux  pour le philosophe français.

 

Bibliographie

 

Henri Bergson (1959)

Œuvres, Paris, Puf

(DI Essai sur les données immédiates de la conscience ; DS Les deux sources de la morale et de la religion; EC L’Évolution créatrice; ES  L’Énergie spirituelle; PM La Pensée et le mouvant)

 

Gilles Deleuze (1968)

Différence et répétition, Puf, Paris

 

Gilles Deleuze (1972)

L’Anti-Œdipe, Minuit, Paris

 

Giovanni Gentile (1914)

L’esperienza pura e la realtà storica, in: G.Gentile, Opere filosofiche, introd. par E.Garin, Garzanti, Milano 1991

 

Furio Jesi (1979)

La festa e la macchina mitologica, in: F.Jesi, Materiali mitologici, Einaudi, Torino, p.81-120

 

Jean-Jacques Kupiec et Pierre Sonigo (2000)

Ni Dieu ni gène, Seuil, Paris

 

Jacques Maritain (1947)

De Bergson à Thomas D' Aquin. Essais de Métaphysique et de Morale, Hartmann, Paris

 

Jean Scot Érigène

De la division de la nature, Puf, Paris 1995

 

Ludwig Wittgenstein (1922)

Tractatus logico-philosophicus, Kegan Paul, Trench, Trubner, and Co, London

 

Frédèric Worms (2004)

Bergson ou le deux sens de la vie, Puf, Paris

 

Émilie Zum Brunn et Alain De Libera (1984)

Maître Eckhart. Métaphysique du verbe et théologie négative, Beauchesne, Paris