BERGSON DANS LA PHILOSOPHIE ET LES ARCHIVES DU PROF. SARAÏLIEFF

 

Iassen Zahariev

„Traduction en française : Radosveta Krastanova”

 

Au début u XXème siècle l’influence et l’autorité d’Henri Bergson se font sentir assez fort en Bulgarie. Nombre de philosophes bulgares de cette époque sont attirés par les idées bergsonniennes et contribuent à leur diffusion. Il est à noter qu’en 1941, l’un des premiers historiens de la philosophie en Bulgarie écrit un ouvrage réflétant ce processus intitulé “Le bergsonnisme en Bulgarie”. Il est important à souligner par ailleurs que cet ouvrage - l’un des premiers ouvrages d’historiographie philosophique en Bulgarie -  est consacré notamment aux adeptes de Bergson /Bankov, A, 1945/.

 

Ivan Saraïlieff est incontestablement le plus éminenent et le plus influent des adeptes bulgares de la philosophie bergsonnienne. Etudiant en philosophie à Paris, le futur professeur Saraïlieff jouit de la rare possibilité d’écouter les conférences du philosophe français; ainsi pendant la période 1906-1908 il se trouve entièrement sous l’influence de son maître. Toutefois, pendant les années suivantes cette influence diminuera progressivement au fur et à mesure que l’intérêt de Saraïlieff pour le pragmatisme américain prendra le relais du bergsonnisme. Le rôle de Bergson est pourtant d’une importance primordiale pour la formation des idées philosophiques de Saraïlieff bien que – pourvues de toute clarté et précision théoriques - ses idées puissent généralement être qualifiées d’éclectiques. La philosophie bergsonnienne et le pragmatisme représentent les points cardinaux dans cet ensemble éclectique, ce qui pourra être illustré par un problème philosophique qui fait l’un des leitmotive tout au long de l’oeuvre de Saraïlieff -  la différence entre l’intelligence, l’intuition et l’instinct.

 

Saraïlieff considère que l’intelligence et l’intution sont deux facultés cognitives distinctes dont la portée et la mise en pratique sont différentes. Il est intéressant de noter qu’alors que chez Bergson l’intuition prétend à englober les choses dans leur “durée”, complémentarité et plénitude, chez Saraïlieff cette prétention est absente. C’est bizarre, étant donné que il reconnaît et valorise cette faculté de l’esprit mais tout en lui ôtant sa qualité essentielle – pénétrer et transperser le flux changeant des phénomènes naturels. L’intuition, d’après lui, servirait plutôt à établir les bases axiomatiques de départ; le fondament de la faculté du « penser philosophique » et du penser en général, ce qui rapproche son interprétation de ce concept plutôt de celle de Descartes que de celle postulée par Bergson. Il est à noter également qu’une partie des ouvrages tardifs du philosophe bulgare dont les réminiscences se font sentir dans son “Journal” /Saraïlieff, 2005/ réflètent des préoccupations de la même nature – comment distinguer l’intelligence et l’intuition.

 

A propos d’une analyse du livre de M. Hingston “Problèmes de l’instinct et de l’intelligence”  /Hingston, Major R.W.G, 1928/, Saraïlieff souligne l’influence de Bergson et notamment de son “Еvolution  créatrice” /Hingston, Major R.W.G, 1928/. L’instinct et l’intelligence y sont interprétés comme deux voies différentes de l’évolution de la force créatrice qui se réalisent à travers l’élan vital. Saraïlieff analyse l’évolution de l’instinct dont la culmination est présente dans la vie des insects alors que l’intelligence chez les Humains serait le résultat de l’activité et de la pratique humaine. Or, ce qui fait distinguer les deux facultés, ce n’est pas la qualité mais la quantité; le degré d’évolution et non sa nature.

 

            Les commentaires de Saraïlieff suivent de près les analyses de Hingston: le concept d’intelligence en tant que négation de l’instinct est soumis à une critique approfondie mais attentive. Malgré leur différence, ils ont pourtant une base commune qui les unit : L’analyse détaillée démontre que quelque aveugle qu’il soit, le comportement instinctif se manifeste à travers “maintes éclairs de (la) raison”.  En général, toutes ces idées correspondent aux principes bergsonniens exposés dans châpitre II de “Lévolution créatrice.” N’existant ni l’une ni l’autre dans un “état pur” dans la nature, l’intelligence et l’instinct sont deux facultés contraires mais complémentaires – il n’y a pas d’instinct sans intelligence, et vice versa. Il ne faudrait pas oublier pour autant que l’instinct n’est pas une forme non évoluée de l’intelligence mais quelque chose qui est complètement différent – une voie distincte mais parallèle à travers laquelle se manifeste l’évolution créatrice. Saraïlieff se sert de la théorie bergsonnienne de l’intelligence lors de la transition vers sa deuxième  grande “passion” en philosophie - le pragmatisme.

 

Dans son “Pragmatisme”, paru en 1938, il fait la remarque suivante: “La théorie bergsonnienne de l'intelligence par exemple, peut être examinée comme pragmatique, ainsi que son concept de la vérité intellectuelle; et pourtant Bergson s’éloigne du pragmatisme lorsqu’il admet qu’en dehors de la connaissance intelligible, il existe un autre moyen cognitif (de connaissance) – l’intuition, qui nous permet d’atteindre la vérité absolue /Saraïlieff, I. 2002 :19/. Une épisode intéressante relative à l’influence de la philosophie bergsonnienne sur les travaux  de Saraïlieff, est une brochure tardive intitulée “Quelques points obscurus dans la philosophie de Bergson” /Саръилиев, 1934/. S’il est vrai que dans cette brochure l’intérêt permanent de Saraïlieff vis-à-vis de Bergson est toujours visible, il n’en reste pas moins que les distances qu’il prend par rapport à ses idées deviennent de plus en plus manifestes. La brochure traite les problèmes de la mémoire et des relations entre le corps et l’esprit. Au coeur de l’analyse cette fois-ci se trouve l’un des ouvrages majeurs de Bergson – “Matière et mémoire”. Selon Saraïlieff, Bergson n’arrive pas à donner une explication pertinente de l’interaction entre matière et esprit. A la fin de son ouvrage, il souligne que la raison principale de cela serait plutôt l’état actuel de l’Humanité, laquelle n’est pas encore suffisamment évoluée pour répondre à cette question essentielle.

 

L’influence des idées de Bergson est évidente non seulement dans les textes philosophiques de Saraïlieff mais également dans ses archives. Saraïlieff nous a laissé des notes assez détaillées sur les conférences de Bergson auxquelles il a assisté : “Théories de la volonté” (1906-1907) – 177 de pages manuscrites; “Principes de la Psychologie de Spencer” (1906-1907) – 157 de pages manuscrites; “Principes de la connaissance humaine de Berkeley“ (1907-1908) –  64 de pages manuscrites; “Idées générales” (1907-1908) –  154 de pages manuscrites.   

 

Ces conférences exercèrent une influence exceptionnelle sur l’évolution des idées philosophiques de Saraïlieff, à mesure qu’elles tracèrent les domaines principaux de recherche dont le philosophe bulgare s’occupera plus tard. On peut mentionner à titre d’exemple qu’en 1914 il traduisit en bulgare l’ouvrage philosophique majeur de Berkeley “Principles of Human Knowledge“ alors qu’en 1919 il édita toute une monographie consacrée à leurs idées communes /Саръилиев, 1924/. Cinq ans plus tard, il finit son ouvrage sur la volonté /Саръилиев, 1924/. Dans la préface de ce dernier livre, l’auteur souligne clairement: “Durant le travail sur notre ouvrage, nous nous sommes trouvé sous la profonde influence d’H. Bergson. C’est un devoir assez plaisant pour nous que de lui avouer notre profonde reconnaissance et gratitude pour tout ce dont nous lui sommes tributaires.”/Саръилиев, 1924:2/. L’on rencontre également le nom de Bergson dans le journal intime de Saraïlieff où il décrit ses impressions des conférences de son maître et de sa vie en France au début du siècle. Les archives de Saraïlieff conservent aussi trois lettres d’Henri Bergson adressées à son élève et collègue bulgare.

 


Littérature:

 

Бънков, А. 1945, Бергсонизмът в България, София.

Саръилиев, И. 1919, Родовите идеи, София.

Саръилиев, И. 1924, За волята, София.

Саръилиев, И. 1934, Някои неясноти във философията на Бергсон //Годишник на Софийския университет, Историко-филологически факултет, ХХХ.12, София.

Саръилиев, И. 2002, Прагматизъм, София, НБУ.

Саръилиев, И. 2005, Meditationes, София, НБУ.

Hingston, Major R.W.G. 1928, Problems of Instinct and Intelligence, MacMillan Publishing Co