Russell, Bergson, logique et mystique: schisme ou intégration?

 

Ana Dimiškovska

 

 

Introduction
Il n'est pas nécessaire d'être un connaisseur profond de l'histoire de la philosophie contemporaine pour devenir conscient de la provocation conceptuelle et méthodologique implicite dans le titre de cet exposé. A première vue, rien ne paraît être plus éloigné l'un de l'autre que les perspectives philosophiques développées, respective, de la part de Bergson et de la part de Russell. Le rationalisme russellien, qui procède par l'utilisation des méthodes de l'analyse logique et affirme la proximité de l'approche philosophique avec celui des sciences exactes est nettement opposé à l'intuitionnisme bergsonien, fondé sur la critique des prétentions immodérées de la raison d'être la source principale et l'arbitre ultime de la connaissance. Aussi, tandis que la logique, l'étude de ses principes fondamentaux et la construction de ses systèmes formels, occupe une place centrale dans les préoccupations intellectuelles de Russell, le trait anti-intellectualliste dans la philosophie de Bergson semble culminer dans ses analyses du phénomène de la mystique et du mysticisme. Cette opposition entre les positions de Russell et de Bergson possède non seulement une dimension systématique, synchronique, mais aussi une dimension historique, diachronique. Comme il est bien connu, dans les premières décennies du vingtième siècle, la “philosophie analytique”, dont Russell est un des fondateurs incontestables, s' était constituée en opposition avec la “philosophie continentale”. Dans ce processus,  l'objet de la critique de Russell en fonction de sa prise de distance par rapport à la manière habituelle de comprendre la philosophie et ses taches était, au premier chef, Hegel, mais, à côté de lui, aussi une autre figure majeure de la philosophie du vieux continent – à savoir, Bergson.[1]
Cependant, malgré toutes ces dimensions d'opposition mutuelle, de conflit et, parfois, d'incommensurabilité des horizons intellectuels de Russell et de Bergson, une analyse plus approfondie pourrait montrer que la comparaison entre certains points de leurs approches philosophiques n'est pas sans intérêt. En réalité, elle peut s'avérer très prometteuse, suggérant l'idée que le gouffre creusé par Russell entre sa propre conception et celle de Bergson n'est peut-être pas si profond qu'il ne paraît à première vue. Un des résultats les plus inattendus de cette comparaison est le fait qu'un des ponts qui nous permet de traverser, ou du moins de diminuer la distance qui sépare ces deux visions philosophiques, sont les réflexions de Russell et de Bergson autour de la notion du mystique. C'est pourquoi le but principal de cet exposé sera d'analyser les manières respectives dont  les deux penseurs comprennent le concept du mystique et du mysticisme, sa place et son importance dans l'établissement de la relation humaine avec le monde, et aussi la relation de ce concept avec les autres composantes de la recherche philosophique, surtout avec les composantes rationnelles et logiques. Les sources principales de cette analyse seront deux essais fameux de Russell - « La philosophie de Bergson », publié en 1912 et « Mysticisme et logique », qui date de 1914, et le célèbre ouvrage de Bergson “Les deux sources de la morale et de la religion” (1932). L'enjeu théorique de l'argumentation dans le texte est d'essayer de trouver une réponse à la question si, selon la perspective philosophique de Russell et de Bergson, l'approche logique, scientifique ou rationnelle et l'approche mystique dans la connaissance du monde et dans l'action morale humaine sont mutuellement exclusives, ou s'il est quand-même possible de parler d'une certaine  complémentarité, sinon intégration potentielle, entre les deux. Cependant, avant d'entamer cette question centrale, il est nécessaire de poursuivre les grandes lignes de l'opposition entre les théories philosophiques générales de Russell et de Bergson, afin de pouvoir former une idée globale du contexte dans lequel la question du mysticisme se pose dans le cadre de chacune d'eux. Cela sera fait à travers l'articulation et l'analyse des objections critiques que Russell adresse à la philosophie de Bergson, objections clairement résumées dans son article “La philosophie de Bergson”.  

Russell critique de Bergson

Dans l'article qui vient  d'être évoqué, Russell fait tout d'abord un court exposé de la philosophie bergsonienne, fondé sur la lecture de l'« Évolution créatrice », « Matière et mémoire » et « Essai sur les données immédiates de la conscience » (dont le titre anglais, cité, par Russell, est « Time and Free Will »). La cible de son analyse sont les doctrines de Bergson de l'espace et du temps, considérées par Russell comme les véritables fondements  de sa philosophie.
De la multitude des objections critiques élaborées dans cet article, les plus intéressantes pour le propos de cet exposé sont celles dans lesquelles Russell dénonce (avec un ton ironique, sinon sarcastique) ce qu'il appelle « la condamnation de l'intellect » de la part de Bergson: « His [Bergson's] doctrine of space is requred for his condemnation of the intellect, and if he fails in his condemnation of the intellect, the intellect will succeed in its condemnation of him, for between the two it is war to the knife »[2]. D'après Russell, la discussion sur la nature des nombres dans l' « Essai sur les données immédiates de la conscience » repose sur la présupposition générale  de Bergson que toutes les idées abstraites et toute la logique sont derivées de l'espace, parce que chaque pluralité des unitées séparées implique l'espace. La conclusion attribuée à Bergson, d'après laquelle « the whole of the intellect depends upon a supposed habit of picturing things side by side in space »[3], pour Russell n'est pas bien fondée;  cette conclusion est inspirée par une idiosyncrasie personnelle – l'idiosyncrasie de la visualisation des successions comme étalées sur une ligne. Au contraire, d'après Russell, «the instance of numbers shows that, if Bergson were in the right, we could never have attained to the abstract ideas which are supposed to be thus impregnated with space; and conversely, the fact that we can understand abstract ideas (as opposed to particular things which exemplify them) seems sufficient to prove that he is wrong in regarding the intellect as impregnated with space. »[4]

Le mécontentement par l'aspect anti-intellectuel de la philosophie de Bergson vient aussi du fait que, d'après Russel, les allusions à certains phénomènes mathématiques et scientifiques utilisés comme exemples des erreurs et des confusions de l'intelligence sont dues à la préférence délibérée de Bergson pour des interprétations traditionnelles et erronées de quelques problèmes mathématiques, au lieu des opinions plus modernes, dominantes parmi les mathématiciens depuis une cinquantaine d'années. En réalité, Russell attribue la source de cette insuffisance à l'influence que Bergson avait subie par Hegel. Russell trouve que l'attitude de Hegel est ciblée sur les erreurs et les confusions des théories mathématiques  de son temps (p.e. les théories sur les fondements de calcul infinitésimal), qu'il utilise  afin de montrer que toute mathématique est contradictoire en soi. D'après Russell, «[t]hence the Hegelian account of these matters passed into the current thought of philosophers, where it has remained long after the mathematicians have removed all the difficulties upon which the philosophers rely ». [5]

La théorie bergsonienne du temps est aussi sujette à des remarques critiques par Russell. Russell trouve qu'au fond cette théorie repose sur plusieurs confusions conceptuelles. La première est la confusion entre le présent mémorisant et l'événement passé mémorisé; cependant, elle est, en réalité, exemplification d'une autre confusion, plus générale encore, entre l'acte de connaissance et ce qui est connu. A savoir, d'après Russell, «[i]n memory, the act of knowing is in the present, whereas what is known is in the past; thus by confusing them the distinction between the past and the present is blurred. In perception, the act of knowing is mental, whereas what is known (at least in one sense) is physical or material; thus by confusing the two, the distinction between mind and matter is blurred ».[6] Comme dans le cas précédent, avec l'attitude envers les mathématiques, Rusell trouve la racine de l'abolition bergsonienne de la distinction entre le sujet et l'objet de la connaissance dans l'influence de l'idealisme: «[t]he distinction between subject and object, between the mind which thinks and remembers and has images on one hand, and the objects thought about, remembered, or imaged – this distinction (…) is wholly absent from his [Bergson's] philosophy. Its absence is his real debt to idealism; and a very unfortunate debt it is. » [7]            

Cependant, il semble que le défaut fondamental que Russell perçoit dans l'approche philosophique de Bergson n'est pas l'inacceptabilité de telle ou telle doctrine singulière, mais l'esprit général dans lequel il développe sa pensée, l'inspiration imaginative, l'effort poétique dont elle est pénétrée, et qui, d'après Russell, place une grande partie de sa philosophie hors de la portée de la discussion argumentée: «Of course a large part of Bergson's philosophy, probably the part to which most of its popularity is due, does not depend upon argument, and cannot be upset by argument. His imaginative picture of the world, regarded as a poetic effort, is in the main not capable of either proof or disproof. Shakespeare says life's but a walking shadow, Shelley says it is like a dome of many-colored glass, Bergson says it is a shell which burtst into parts that are again shells. If you like Bergson's image better, it is just as legitimate ».[8]

Bien entendu, l'acceptabilité des objections critiques de Russell  à la philosophie de Bergon pourrait être sujet d'une recherche indépendante. Cette recherche devrait  examiner, tout d'abord, l'exactitude et la pertinence de l'interprétation russellienne des thèses et des formulations de Bergson, parce que, dans l'effort de les représenter le plus clairement possible, Russell recourt parfois à des simplifications qui distordent le sens original des positions bergsoniennes. Aussi, par rapport à certains points cruciaux, il est évident que la composante extrinsèque de la critique de Russell est trop dominante par rapport à la composante intrinsèque et immanente de son interprétation. Par exemple, parlant de la confusion entre les catégories du sujet et de l'objet de la connaissance chez Bergson, Russell ignore le fait que l'annulation de cette distinction est un geste théorique délibéré chez Bergson, par lequel il essaye de relativiser certaines dichotomies traditionnelles de la pensée philosophique et de construire une plateforme théorique originelle pour sa réflexion.[9] Aussi, en accentuant l'inspiration imaginative et l'effort poétique caractéristique pour le style philosophique de Bergson, Russell omet de mentionner l'autre face de la pensée bersonienne – à savoir, le souci d'une structuration logique très forte de la relation entre les thèses et les arguments dans son système (bien que le contenu de ces thèses, comme il est toujours le cas dans le champ de la philosophie, puisse être legitimement contesté).  Pourtant, malgré toutes ces remarques, un tel essai « méta-critique » par rapport à la critique russellienne de Bergson débordera largement les limites de mon propos. Ici, je voudrais seulement souligner que l'attitude de Russel vis-à-vis de Bergson et de sa philosophie n'est pas étonnant, étant donné  le profil intellectuel de ce premier comme un des plus grands logiciens du XX siècle, qui donne une place centrale à la connaissance scientifique et qui croit  fermement en l'importance de la méthodologie scientifique partagée par la philosophie et la science. L' apologie russellienne de la raison, non seulement en tant qu'instrument de la connaissance scientifique et philosophique, mais aussi en tant que guide de l'action et de la pratique sociale vers une finalité articulée - c'est-à-dire vers un monde qui sera moins pénible, moins injuste et moins troublé que le monde actuel, représente le crescendo avec lequel se termine la réception négative de la philosophie de Bergson dans l'essai mentionné.

De cette manière, la lecture de l'essai « La philosophie de Bergson » crée spontanément un horizon d'attentes pour l'articulation de la relation entre le mysticisme et la logique, traité dans l'autre article fameux de Russell qui est ici objet de notre intérêt. Ayant en vue l'insistance de Russell sur l'importance de la méthodologie rationnelle et scientifique pour la recherche philosophique, dont les insignes incontournables sont la logique et l'argumentation rigoureuse, et aussi son attitude négative envers l'aspect imaginatif et poétique de la philosophie de Bergson,  le lecteur est en quelque manière incité à attendre une condamnation ardente de la part de Russel des impulsions mystiques dans la philosophie en général, en les traitant comme élément corrosif pour son noyau rationnel et argumentatif.  Porurtant, dans le premier paragraphe de l'article intitutlé « Mysticism and logic » nous lisons les mots suivants: «Metaphysics, or the attempt to concieve the world as a whole by means of thought, has been developed, from the first, by the union and conflict of two very different human impulses, the one urging men towards mysticism, the other urging them towards science. Some men have achieved greatness through one of these impulses alone, others through the other alone: in Hume, for example, the scientific impulse reigns quite unchecked, while in Blake a strong hostility to science co-existst with profound mystic insight. But the greatest men who have been philosophers have felt the need both of science and of mysticism: the attempt to harmonise the two was what made their life, and what always must, for all its ardous uncertainty, make philosophy, to some minds, a greater thing than either science or religion. »[10] Conséquemment, dans la nature philosophique qui unit le mystique et l'homme de science Russell voit la plus haute éminence qu'il est possible d'atteindre dans le monde de la pensée.
Ces remarques de Russell, surtout dans le contexte de la discussion précédente, inspirent une curiosité intellectuelle et un besoin d'examiner plus profondément sa conception du « mystique » afin de voir si cette conception peut éventuellement ouvrir quelque piste pour un rapprochement avec la perspective bergsonienne. Donc, comme il était mentionné dans l'introduction, dans la suite de mon exposé, je voudrais faire une comparaison des manières de lesquelles Russel et Bergson comprennent la notion du « mystique », et surtout la place du mystique dans le contexte global de la recherche philosophique. Cette comparaison sera de nature systématique plutôt qu' historique, parce qu'elle prendra en compte les thèses de Bergson de « Deux sources de la morale et de la religion », écrit presque deux décennies après le « Mysticisme and logic » de Russell.

 

            Russell et Bergson sur le mysticisme

Tout d'abord, il est nécessaire de dire que les cadres généraux dans lesquels s'inscrivent les réflexions de Russell et de Bergson sur le mystique et le mysticisme sont, en principe, différents: chez Russell, le mysticisme est traité de l'aspect de la théorie de la connaissance et de la nature de la réflexion philosophique, tandis que chez Bergson ce problème est mis non seulement dans le contexte épistemique, mais aussi dans le contexte de sa théorie de la morale et de la religion.
D'après Russell le mysticisme est défini par le biais de l'intensité et de la profondeur du sentiment par rapport à nos croyances sur l'univers[11]; en essayant de préciser le sens qu'il donne à la syntagme « philosophie mystique », Russell formule quatre thèses, quatre croyances (beliefs) qu'il considère comme typiques pour ce genre de philosophie, dans tous les âges et dans toutes les parties du monde. 

Premièrement, il s'agit de la croyance qu'il existe un mode de connaissance direct, immédiat, opposé  à la connaissance discursive et analytique. Ce type de connaissance, qu'on appelle révélation, aperçu immédiat ou intuition est conçu non seulement comme différent de la connaissance rationnelle, mais, en principe, comme supérieure a elle.
La seconde caractéristique du mysticisme, selon Russell, est sa croyance en l'unité et le refus d'admettre les oppositions et les divisions; cela revient, au fond, à l'affirmation du statut illusoire de la pluralité et de la division.
La troisième croyance qui, d'après Russell, est partagée par tous les partisans de la mystique métaphysique est la négation de la réalité du temps[12]. Cette thèse pourrait être traitée aussi comme une conséquence logique de la négation de la division, parce que dans la lumière de l'affirmation de l'unité absolue, les distinctions entre le passé et le futur se montrent également illusoires.
Finalement, la quatrième doctrine, caractéristique du mysticisme interprété par Russell, est la croyance que le mal est seulement une apparence, une illusion produite par les divisions et les oppositions de l'intellect analytique. [13][14]

En donnant des exemples des doctrines de la philosophie mystique ou de la manière mystique de comprendre l'univers, Russell cite Héraclite et Platon, Spinoza et Hegel, Santayana et les poètes sufi, et surtout Bergson. En réalité, le développement de l'argumentation dans l'article « Mysticism and Logic » se déroule  à travers quatre parties principales qui correspondent à ceux quatre croyances fondamentales sur lesquelles s'appuie la philosophie mystique. Dans la première de ces quatre parties Russell reprend la critique de Bergson, plus précisément, de sa conception de la relation entre la raison et l'intuition. Au fond, Russell ici reproche à Bergson qu'il élève l'intuition au rang de l'arbitre unique de la vérité métaphysique – un rôle que, d'après Russell, elle n'est pas autorisée  à jouer.

En ce qui concerne le sens que Bergson, de son côté, donne au concept du mysticisme, les choses son un peu plus complexes. Ainsi, il parle non seulement des doctrines mystiques des philosophes, comme, par exemple, Plotin, mais aussi des mystiques religieux, surtout des mystiques chrétiens. Cependant, il dégage aussi un sens tout à fait spécifique de la notion du mysticisme, qui est, peut-être, une des contributions conceptuelles les plus précieuses dans « Les deux sources de la morale et de la religion ». Il, s'agit, en effet, du mysticisme conçu comme une « émotion créatrice » qui soulève les âmes privilégiées, capables de transfigurer la forme actuelle de la société humaine par la force de l'aspiration morale.[15] De toute façon, Bergson  ne donne pas une systématisation des croyances mystiques à la manière de Russell, et c'est pourquoi les éléments nécessaires pour la reconstruction de sa conception du mysticisme sont en quelque façon dispersés à travers toute la structure de « Deux sources ». 

Même à partir de cet exposé abrégé et superficiel, il est évident que les théories de Russell et de Bergson sur la mystique et le mysticisme sont très différentes l'une de l'autre. Cependant, il nous semble que, malgré ces différences, dans ces deux théories, il y a des coïncidences profondes qui jettent une double et très spécifique lumière sur le phénomène du mysticisme.
Tout d'abord, les deux conceptions soulignent la liaison profonde qui existe entre l'amour, la création et le sentiment mystique. Pour Russell, le poète, l'artiste et l'amant sont aussi à la recherche de la gloire de la réalité supérieure qui réside derrière le voile de la réalité sensible, parce que la beauté obsédante qu'ils poursuivent est un pâle reflet du soleil de cette réalité ultime; cependant, c'est seulement le mystique qui habite à la pleine lumière de cette vision, en une connaissance absolue de ce que les autres cherchent vaguement[16]. A cette dimension de « vision », transport », extase » qui est d'habitude associée à l'expérience mystique et son caractère immédiat, Bergson ajoute aussi une dimension actionnelle, liée à l'élan d'amour ressenti par le mystique: « Ce qu'ils ont laissé couler à l'intérieur d'eux mêmes, c'est un flux descendant qui voudrait, à travers eux, gagner les autres hommes: le besoin de rependre autour d'eux ce qu'ils ont reçu, ils le ressentent comme un élan d'amour ».[17] En précisant davantage cette relation entre l'amour et le mysticisme, Bergson est préparé même d'aller encore plus loin et d'affirmer la primordialité du sentiment mystique par rapport à l'émotion d'amour: « Quand on reproche au mysticisme de s'exprimer à la manière de la passion amoureuse, on oublie que c'est l'amour qui avait commencé par plagier le mystique, qui lui avait emprunté sa ferveur, ses élans, ses extases: en utilisant le langage d'une passion qu'elle avait transfigurée la mystique, elle n'a fait que reprendre son bien. »[18] 

Ayant en vue cette nature profondément émotionnelle de l'expérience mystique, la question qui se pose naturellement est de savoir quelle est sa place légitime dans le contexte de la recherche philosophique dont le trait inséparable a toujours été le caractère rationnel? A propos de  cette question, Bergson donne un aperçu très particulier de l'évolution de la philosophie grecque dès ses origines jusqu'à Plotin. D'après lui, cette évolution nous montre que, tout d'abord, à l'origine du grand mouvement de la philosophie grecque il y eut une impulsion qui ne fut pas d'ordre philosophique; c'est- à-dire il y avait tout d'abord l'enthousiasme dionysiaque qui s'est prolongé dans l'orphisme et ses mystères, et puis l'orphisme qui s'est prolongé en pythagorisme. Et comme nous le rappelle Bergson, l'inspiration première du platonisme remonte peut-être  à celui-ci, peut être  à  celui-là. Puis, la doctrine  à laquelle le mouvement du développement de la philosophie grecque aboutit, et où, d'après Bergson, la pensée hellénique trouva son achèvement, prétendît dépasser la pure raison. Ici, Bergson se réfère  à la philosophie de Plotin, qui est incontestablement mystique et qui doit autant à Aristote qu' à  Platon. Du fait que l'évolution de la philosophie grecque et marquée d'un côté, par la pénétration de l'orphisme, et de l'autre côté par l'épanouissement de la dialectique en mystique, Bergson tire la conclusion que « c'est une force extra-rationnelle qui suscita ce développement rationnel et qui le conduisit à son terme, au delà de la raison »[19]

Sans prétendre d'entrer dans les détails de cette description historico-philosophique, on peut cependant souligner le fait que le phénomène  sur lequel elle attire notre attention peut être traité en tant qu' instance d'un phénomène plus général dont Bergson parle dans un autre contexte, à savoir l'existence des émotions spécifiques qui sont « génératrices de pensée »; « émotions qui sont capables de cristalliser en représentation,et même en doctrine ».[20] L'émotion mystique, la force morale principale de l' « âme ouverte » est une émotion de ce type, qui rend possible « le rendez-vous » de la pression et de l'aspiration dans la région de la pensée où les  concepts sont élaborés. Partant de l'importance des concepts dans le contexte de la pensée philosophique en tant qu' instrument principal de son caractère rationnel et discursif, il semble que cette constatation de Bergson, concernant  la capacité des émotions mystiques à pousser vers l'élaboration des concepts et des doctrines, représente un point particulièrement important sur lequel sa perspective rejoint celle de Russell.  

Mais avant d'entamer cette piste de réflexion, pour ne pas falsifier les données textuelles, on est obligé de souligner le fait que tout au long de son article sur le mysticisme. Russell, en fait, critique le mysticisme comme un credo métaphysique sur le monde et il considère comme erroné le raisonnement utilisé dans sa défense en tant que doctrine. Le défaut principal de la « logique du mysticisme », d'après Russell, est son caractère « partiel, intéressé », parce que son but est de prouver le statut supérieur de l'expérience mystique et le caractère illusoire de tout ce qui lui contredit. Toutefois, malgré le fait que Russell trouve que le mysticisme complètement développé est erroné comme position philosophique autonome, il reconnaît que « there is an element of wisdom to be learned from the mystical way of feeling, which does not seem to be attainable in any other manner ».[21]Il est prêt à admettre que l'émotion mystique,  « as colouring and informing all other thoughts and feelings, is the inspirer of whatever is best in Man. »[22] Tout en restant partisan de la recherche scientifique de la vérité, Russell trouve que « [e]ven the cautious and patient investigation of truth by science, which seems the very antithesis of the mystic's swift certainty, may be fostered and nourished by that very spirit of reverence in which mysticism lives and moves ».[23] Bien entendu, en considérant la philosophie comme une recherche rationnelle et critique, il affirme toujours le rôle central de la raison qui teste la tenabilité des nos convictions, les harmonise dans les ensembles cohérents, et identifie les sources possibles de l'erreur. Mais en revanche, en résumant sa propre position par rapport à la relation entre la raison et l'intuition dans la recherche philosophique, Russell donne la formulation suivante: « thus our conclusion, however it may conflict with the explicit beliefs of many mystics is, in essence, not contrary to the spirit which inspires those beliefs, but rather the outcome of this very spirit as applied in the realm of thought. »[24](18) 

Du coup, il semble que l'effet mobilisateur et créateur de l'esprit mystique est plus profond qu'il ne paraît  à  première vue; à savoir, la formule bergsonienne des « émotions génératrices de pensée », capables de cristalliser en doctrines, me semble exprimer quelque chose qui est très proche de cette description russellienne du « résultat de l'esprit mystique appliqué dans le royaume de la pensée. » Et en précisant la relation entre le mysticisme et la philosophie, Bergson, de sa part, considère que' »il suffirait de prendre le mysticisme  à l'état pur, dégagé des visions, des allégories, des formules théologiques par lesquelles il s'exprime, pour en faire un auxiliaire puissant de la recherche philosophique ».[25]

En guise de conclusion         

Pour conclure, en revenant sur la position de Russell évoquée au commencement de son article sur le mysticisme et la logique – c'est-à-dire à cette dualité des impulsions qui orientent l'homme soit vers la science, soit vers le mysticisme, on peut se poser la question de savoir pourquoi il est si difficile de les intégrer dans un ensemble fonctionnel? Pourquoi les hommes d'une grandeur intellectuelle véritable sont si rares et si exceptionnels (comme Russell le montre très bien)? En essayant de répondre à cette question, on pourrait peut être évoquer la loi bergsonienne de la « double frénésie », et par une extrapolation de son contexte originel, de l'appliquer sur l'explication possible du développement de ces deux impulsions dont parle Russell – l'impulsion scientifique, rationnelle, logique, d'un côté, et l'impulsion mystique, de l'autre. 

Parlant de l'essence des tendances vitales, Bergson note que « l'essence d'une tendance vitale est de se développer en forme de gerbe, créant, par le seul fait de sa croissance, des directions divergentes entre lesquelles se partagera l'élan ».[26] D'après lui, un des traits spécifiques de la vie psychologique et sociale, est le fait que les tendances constituées par dissociation se développent dans le même individu, ou dans le sein de la même société. Bergson remarque qu « elles ne peuvent d'ordinaire se développer que successivement. Si elles sont deux, comme il arrive le plus souvent, c'est à l'une d'elles surtout qu'on s'attachera d'abord; avec elle on ira plus ou moins loin, généralement le plus loin possible; puis, avec ce qu'on aura gagné au cours de cette évolution, on reviendra chercher celle qu'on a laissée en arrière. On la développera a son tour, négligeant maintenant la première, et ce nouvel effort se prolongera jusqu'à ce que, renforcé par de nouvelles acquisitions, on puisse reprendre celle-ci et la pousser plus loin encore ».[27] Comme dit Bergson, il semble que la sagesse conseille une coopération des « deux tendances », dont la première intervient « quand les circonstances le demandent », et l'autre retient la première au moment « ou elle va dépasser la mesure ».

En réalité, la critique bergsonienne du rationalisme trop ambitieux et la critique russelliene du mysticisme aveugle pour l'aspect factuel de la réalité peuvent être traitées comme les deux faces de la même médaille , à savoir comme un mécontentement  à cause du « dépassement de la mesure » par la tendance opposée. Malheureusement, en parlant avec les mots bersgoniens, « il est difficile de dire ou commence l'exagération et le danger ». C'est pourquoi il semble que le clivage, la bifurcation, la schisme entre ces tendances est un phénomène inévitable. Cependant, cela ne signifie pas que leur unité fondamentale n'existe pas; tout au contraire, la bifurcation, dans la perspective bergsonienne, est traitée plutôt comme un symptôme  de l'unité originelle de la tendance primordiale, unité qui la pousse de se développer dans des dirrections opposées afin de réaliser son optimum. « L'humanité aime le drame », nous rappelle Bergson. »Volontiers elle cueille dans l'ensemble d'une histoire plus ou moins longue des traits qui lui impriment la forme d'une lutte entre les deux partis ou deux sociétés ou deux principes. Chacun d'eux, tour à tour, aurait remporté la victoire. La vérité est qu'une tendance sur laquelle deux vues différentes sont possibles ne peut fournir son maximum en quantité et en qualité que si elle matérialise ces deux possibilités en réalité mouvantes, dont chacune se jette en avant et accapare la place, tandis que l'autre la quête sans cesse pour savoir si son tour est venu. Ainsi se développera le contenu de la tendance originelle (…) Elle donne l'effort, et le résultat est une surprise. Telle est l'opération de la nature: les luttes dont elle nous offre le spectacle ne se résolvent pas tant en hostilités qu'en curiosités ».[28]

Et il semble que dans notre cas, un des effets curieux de ce développement est le rapprochement inattendu des positions philosophiques opposées. Suivant les lignes de l'argumentation bergsonienne, les coïncidences, les résonances, les émergences des similarités curieuses entre les théories philosophiques differentes, voire incompatibles, peuvent être traitées en tant que traces du même élan intellectuel et émotionnel, du même effort de connaissance et d'action qu'elles partagent dès leur origine commune. Et les oppositions, les conflits, le spectacle des luttes incessantes entre elles, leurs “frénésies” conceptuelles et méthodologiques semblent tracer la double, ou plutôt la multiple trajectoire divergente de leur développement, nécessaire afin de réaliser le maximum en qualité et en quantité de la tendance originelle; en ce cas, cette “tendence originelle” serait le potentiel humain de connaître et de transfigurer la réalité existante.

Finalement, les découvertes intellectuelles générées par le rapprochement inattendu des positions de Bergson et de Russell,  culminent dans le sentiment que si nous appliquons de manière conséquente le critère de Russell de la grandeur philosophique qui intègre  l'impulsion scientifique et l'impulsion mystique, on sera obligé de reconnaître  à  Begson, malgré toutes les objections critiques formulées par rapport à sa philosophie, une place privilegiée sur la liste “des plus hautes éminences”  dans le monde de la pensée contemporaine.

 

 

Références:

 

Leiter, Brian. “'Analytic' and 'Continental' Philosophy”, http://www.philosophicalgourmet.com/analytic.asp, 10.01.2010.

 

Wikipedia Contributors, “Continental Philosophy”,  http://en.wikipedia.org/wiki/Continental_philosophy, 23.01.2010

Bergson, Henri: Les deux sources de la morale et de la religion,  Paris: Les Presses  universitaires de France, 1948, 58e édition, (http://www.wehavephotoshop.com/PHILOSOPHY%20NOW/PHILOSOPHY/Bergson/Bergson%20-%20Les%20deux%20sources%20de%20la%20morale%20et%20de%20la%20Relig.pdf)

Russell, Bertrand. Mysticism and Logic and Other Essays, London: Longmans, Green and Co., 1918

Russell, Bertrand. "The Philosophy of Bergson", in: The Monist, vol. 22 (1912), pp. 321-347; (http://en.wikisource.org/wiki/The Philosophy_of_Bergson (Russell) 23.01.2010))

 

[1]             Dans les discussions contemporaines, la distinction “philosophie analitique/philosophie continentale” est objet de plusieurs controverses théoriques. Tout d'abord, il est évident que cette distinction repose sur une confusion de deux critères d’ordre différent: l’un est méthodologique (méthode d’analyse) et l’autre est géografico-culturel (appartenance à l’espace du Continent). En plus, cette distinction est aujourd’hui attaquée non seulement pour des raisons logiques, mais aussi pour des raisons axiologiques : c’est-à-dire, il y a des penseurs, comme par exemple, Simon Glendinning, d’après qui le terme « philosophie continentale » est plutôt péjoratif que purement descriptif, parce qui’il fonctionne en tant qu’ étiquette générale pour tous les types de  philosophie occidentale qui sont rejetés ou sous-estimés par les philosophes analytiques  (cf. http://en.wikipedia.org/wiki/Continental_philosophy; voir aussi Brian Leiter, “'Analytic' and 'Continental' Philosophy”, http://www.philosophicalgourmet.com/analytic.asp, 10.01.2010.

[2]    Bertrand Russell, “The Philosophy of Bergson”, 7; (la version électronique de l'article, utilisée pour les citations, est disponible sur http://en.wikisource.org/wiki/The_Philosophy_of_Bergson_(Russell) (23.01.2010), et l'article originel est publié dans The Monist,  vol. 22 (1912), pp. 321-347).

[3]    Russell, op.cit., 9.

[4]    Ibid.

[5]    Ibid.

[6]    Russell, op.cit., 12.

[7]    Russell, op.cit., 13.

[8]    Ibid.

[9]    Merci  à Ondrej Švec pour cette remarque, développée lors de la discussion dans le cadre de colloque sur “Les deux sources de la morale et de la religion” de Bergson à Sofia, le 6 et 7 novembre 2009.

[10]  Bertrand Russell, Mysticism and Logic and Other Essays, London: Longmans, Green and Co., 1918, 1.

[11]  Bertrand Russell, op.cit., 3.

[12]  Cependant, il semble que dans le cas de la philosophie de Bergson cette constatation ne s'applique qu'au temps conçu en un sens “mathématique”, c'est-à-dire réduit  à une forme d'espace.  

[13]  Cf. Bertrand Russell, op.cit., 11-13.

[14]  Comme Arnaud François l'a très bien remarqué, le traitement et le statut particulier du langage dans la “philosophie mystique” semble être tout à fait absent de cet apperçu de Russell des caractéristiques fondamentales de ce type de philosophie.

[15]  Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion,  Paris: Les Presses

universitaires de France, 1948, 58e édition, 51; (les citations sont d'après l'edition électronique disponible sur http://www.wehavephotoshop.com/

[16]  Russell, op.cit. 10.

[17]  Bergson, op.cit., 53.

[18]  Bergson, op.cit., 23.

[19]  Bergson, op.cit., 118.

[20]  Bergson, op.cit., 26.

[21]  Russell, op.cit., 11.

[22]  Russell, op.cit., 12.

[23]  Ibid.

[24]  Russell, op.cit., 18.

[25]  Bergson, op.cit., 134.

[26]  Bergson, op.cit.,158.

[27]  Ibid.

[28]  Bergson, op.cit.,160.