Seul contre tous? Violence et intersubjectivité chez Henri Bergson

 

JOHANNES SCHICK

 

 

 

  1. Introduction

Une des thèmes centraux dans la philosophie du 20ième siècle est l’intersubjectivité ou – en parlant plus précisément – le problème de l’autre. C’est certainement Emmanuel Levinas qui a introduit les problèmes de l’Autre et d’autrui ; et toute sa pensée part de ces concepts. Il dessine une ontologie qui s’oppose à la pensée heideggerienne d’une Eigentlichkeit des Daseins. La critique principale que Levinas adresse à Heidegger est l’impossibilité de penser le néant. Un témoin pour l’argumentation levinassienne est Bergson, qui montre que le concept du néant ne saurait pas être pensée. [1] L’irréductible présence et la plénitude de l’être, qui est nommé chez Levinas le il y a, peut seulement être transcendé par l’expérience de l’autre dans un sens absolu : l’autre a, comme moi, des possibilités, qu’il peut réaliser dans sa vie.

Cette altérité radicale de l’Autre se révèle dans l’événement de la mort. La mort ne peut jamais être conçue par le sujet. La mort est un événement qui prive le sujet de toutes ses possibilités. La relation avec l’autre homme est conçue par Levinas en analogie avec l’événement de la mort. L’autre nous apparaît dans sa nudité et pauvreté. Cette pauvreté et cette nudité nous forcent d’entrer dans une relation avec lui qui dépasse la structure d’un sujet solitaire qui possède le monde.

La lumière, qui est la métaphore pour les possibilités de l’autre, ne peut pas être acquise par nous. [2] C’est le point de départ d’une critique de Bergson chez Levinas. La philosophie de Bergson est selon Levinas une philosophie sans mort, bien qu’elle tende au même but que la pensée de Levinas, et ceci parce que Bergson ne peut pas rendre compte d’une altérite radicale conçue comme une « ouverture sur un mystère » :

Ce futur de la mort détermine pour nous l’avenir, l’avenir dans la mesure où il n’est pas présent. Il détermine ce qui dans l’avenir tranche sur toute anticipation, sur toute projection, sur tout élan. […] Il [l’avenir] est absolument autre et nouveau. Et c’est ainsi qu’on peut comprendre la réalité même du temps, l’absolue impossibilité de trouver dans le présent l’équivalent de l’avenir, le manque de toute prise sur l’avenir. Certes, la conception bergsonienne de la liberté par la durée tend au même but. Mais elle conserve au présent un pouvoir sur l’avenir : la durée est création. Il ne suffit pas pour critiquer cette philosophie sans mort de la situer dans tout le courant de la philosophie moderne qui fait de la création l’attribut principal de la créature. Il s’agit de montrer que la création elle-même suppose une ouverture sur un mystère. [3]

Est-ce que la critique de Levinas est justifiée ou est-ce qu’on peut concevoir l’ouverture sur un mystère dans la notion de création chez Bergson ? Est-il possible pour Bergson de penser une altérité qui est aussi radicale que la conception levinassienne ? Il ne s’agit pas de concilier Bergson et Levinas, mais au contraire de repérer, à l’aide d’une confrontation systématique, la différence entre la phénoménologie et le bergsonisme. La thèse centrale de cet article sera que la force créative d’une émotion, conçue comme acte, produit un événement intersubjectif. Cet acte est lui-même un mystère en ce qu’il met les participants dans un événement avec leur Um-welt, sans pour autant faire disparaître la subjectivité de chaque participant ni de réduire l’événement à une appropriation intentionnelle d’un objet dans le monde. Qu’est-ce que cela veut dire ?

Déjà dans l’Essai Bergson parle sur la relation avec l’autre. L’irreductibilité d’autrui est clairement affirmée par Bergson dans là où il a constaté qu’il est impossible de comprendre l’autrui complètement sans devenir l’autrui. [4] Ce n’est que l’art qui peut surmonter cette impossibilité, parce que l’œuvre d’art est l’expression de la personnalité complète, expression qui peut être saisie et éprouvée par nous. Le point de départ de l’œuvre d’art est une émotion fondamentale qui contient et émeut toute la personnalité. L’émotion produit donc une relation particulière avec le monde et l’autre. Dans sa réponse à cette théorie Levinas semble nier la possibilité d’une véritable intersubjectivité chez Bergson. Les objets représentés dans l’art s’arrachent à leurs fonctions (utilitaires, pratiques) de notre monde, et ils ne réfèrent pas à un « intérieur ». Les objets dans l’œuvre d’art gardent leur extériorité à l’égard de nous :

La fonction élémentaire de l’art qu’on retrouve dans ses manifestations primitives consiste à fournir une image de l’objet à la place de l’objet lui-même – ce que Bergson appelle une vue prise sur l’objet, une abstraction, et qu’il estime être moins que l’objet au lieu de voir en lui le plus de l’esthétique. […] Les « objets » sont dehors, sans que ce dehors se réfère à un « intérieur » sans qu’ils soient déjà « possédés ». Le tableau, la statue, le livre sont les objets de notre monde, mais à travers eux, les choses représentées s’arrachent à notre monde. [5]

La recherche d’une théorie de l’intersubjectivité dans la philosophie bergsonienne semble d’emblée vouée à l’échec. Il n’y a aucune référence explicite au concept d’intersubjectivité dans l’œuvre de Bergson. Pourtant, il me semble que Bergson sous-entend l’intersubjectivité sans adresser le problème explicitement. Cela veut dire qu’on peut extraire une théorie de l’intersubjectivité de l’œuvre bergsonienne, mais qu’il faut à cette fin, reposer la question en termes bergsoniens. Les concepts qui rendent possible une telle recherche sont la sympathie, l’émotion et finalement la fonction fabulatrice.

Il semble que Bergson oppose très rigoureusement les termes de l’espace et de la durée, mais il lui arrive, déjà dans l’Essai, d’atténuer cette opposition par les concepts de l’émotion et de l’intuition. Nous y trouvons pour la première fois le concept de sympathie, qui permet de dépasser les limites de l’intellect et de l’espace conçue par l’intellect. Ainsi, je veux proposer d’entendre les concepts d’entendre par l’intuition et émotion plutôt des phénomènes que des concepts méthodiques. À mon avis, il est impossible de séparer le phénomène d’intuition de la méthode de l’intuition.

 

  1. La fonction fabulatrice comme condition nécessaire pour l’intersubjectivité

Qu’est-ce que créer par la fonction fabulatrice ? Tellesera la question centrale qui nous guidera. Bergson décrit par cette fonction la faculté de l’homme de créer des personnages fictifs, des dieux et des solutions magiques dans des situations dangereuses. Pourtant, il attribue une certaine force à la fonction fabulatrice dans tous les domaines de la vie humaine. Ainsi, on peut observer le phénomène de la fabulation en particulier chez des enfants qui parlent avec des amis imaginaires sur leurs aventures qu’ils ont éprouvées ensemble. Ils leur donnent des noms et leur créent un passé avec tout ce dont un sujet a besoin, une famille et une provenance. Mais, quelles sont les conditions dans lesquelles cette fonction s’exerce ? Et qu’est-ce que le statut ontologique de cette fonction? Jetons un regard sur une explication de la fonction fabulatrice par Bergson :

De cette fonction fabulatrice nous avons dit qu'on la définirait mal en faisant d'elle une variété de l'imagination. Ce dernier mot a un sens plutôt négatif. On appelle imaginatives les représentations concrètes qui ne sont ni des perceptions ni des souvenirs. […] Considérons une faculté bien définie de l'esprit, celle de créer des personnages dont nous nous racontons à nous-mêmes l'histoire. Elle prend une singulière intensité de vie chez les romanciers et les dramaturges. […] Mieux que d'autres, ils nous font toucher du doigt l'existence, chez certains au moins d'entre nous, d'une faculté spéciale d'hallucination volontaire. À vrai dire, on la trouve à quelque degré chez tout le monde. […] Mais la même faculté entre en jeu chez ceux qui, sans créer eux-mêmes des êtres fictifs, s'intéressent à des fictions comme ils le feraient à des réalités. Quoi de plus étonnant que de voir des spectateurs pleurer au théâtre ? On dira que la pièce est jouée par des acteurs, qu'il y a sur la scène des hommes en chair et en os. Soit, mais nous pouvons être presque aussi fortement « empoignés » par le roman que nous lisons, et sympathiser au même point avec les personnages dont on nous raconte l'histoire. [6]

Il y a plusieurs points très importants dans ce passage : (1) Bergson fait une distinction entre la fonction fabulatrice et l’imagination. La fonction fabulatrice n’est pas une imagination qui est perçue par le sujet dans une situation concrète. Ce n’est pas un mélange entre souvenir et perception. (2) C’est plutôt un effort créatif de l’esprit, par lequel le sujet raconte lui-même une histoire. En particulier, chez de grands auteurs, la fonction a un effet si fort qu’ils en touchent du doigt l’existence de cette faculté. Cette formule nous rappelle l’étymologie et l’usage du mot d’intuition, qui désigne un contact immédiat avec soi-même et la réalité extérieure. Nous touchons l’existence d’une faculté qui représente d’une façon une activité (la fonction crée quelque chose) est une passivité (la fonction reçoit quelque chose). (3) La fonction est donc une hallucination volontaire, un acte volontaire de notre esprit, qu’on trouve à tous les niveaux de l’existence. (4) Mais, comment le contenu de l’œuvre d’art est-il transporté et communiqué ? La réponse apparaît lorsqu’on considère une pièce de théâtre, avec des personnes en chair et en os sur scène : la communication se fait par sympathie avec les personnages vus. Elle est plus problématique par contre si nous considérons le phénomène d’être passionné par la lecture d’un livre lorsque nous sommes couchés dans notre lit. Comment est-ce qu’on peut « sympathiser » dans les deux cas avec des œuvres d’art ?

 

 

 

  1. L’effort de l’artiste

Alors, on pourrait répondre à cette question en racontant cette histoire  simple : l’auteur, le génie, saisit quelque chose de fondamentale de la réalité dans une intuition créative et exprime, grâce à la force d’impulsion reçue par l’intuition, cet événement dans son œuvre. L’impulsion arrive chez nous, surpasse le livre et nous enflamme dans notre lit. Evidemment, cette métaphore est exagérée, mais elle indique qu’un événement intersubjectif peut avoir un caractère violent. Mais cet événement, comment se réalisé e-t-il ?

Bien sûr, on peut réduire la théorie bergsonienne à un intuitionnisme mystique, comme Bertrand Russell l’a fait. Or, on oublie dès lors que l’intuition est un effort et que l’artiste travaille sur son œuvre et qu’il est très difficile de transporter, transformer et exprimer une intuition comme visée par Bergson. Dans le résumé donné, on insiste seulement sur la part passive de l’intuition. Mais, comme on l’a vu, la fonction fabulatrice est aussi un acte volontaire d’hallucination. Il y a un effort nécessaire du côté de l’artiste et du côté du spectateur. Alors, qu’est-ce que l’effort de l’artiste et qu’est-ce qu’on éprouve dans les expériences qu’on a décrites ci-dessus ? Comment est-ce qu’on « sympathise » avec une œuvre d’art ? Dans Les deux Sources et dans l’Essai la base de l’œuvre d’art est identifiée comme émotion. Comment est-elle transmise ? Bergson donne, déjà dans l’Essai, une réponse relativement détaillée :

Pourtant l'artiste vise à nous introduire dans cette émotion si riche, si personnelle, si nouvelle, et à nous faire éprouver ce qu'il ne saurait nous faire comprendre. Il fixera donc, parmi les manifestations extérieures de son sentiment, celles que notre corps imitera machinalement, quoique légèrement, en les apercevant, de manière à nous replacer tout d'un coup dans l'indéfinissable état psychologique qui les provoqua. Ainsi tombera la barrière que le temps et l'espace interposaient entre sa conscience et la nôtre ; et plus sera riche d'idées, gros de sensations et d'émotions, le sentiment dans le cadre duquel il nous aura fait entrer, plus la beauté exprimée aura de profondeur ou d'élévation. Les intensités successives du sentiment esthétique correspondent donc à des changements d'état survenus en nous, et les degrés de profondeur au plus ou moins grand nombre de faits psychiques élémentaires que nous démêlons confusément dans l'émotion fondamentale. [7]

Bergson décrit ici ce que l’auteur doit faire pour transmettre l’émotion qu’il a en soi-même. Il y a une distinction très stricte entre faire éprouver et faire comprendre. Cette distinction indique que l’auteur ne peut pas se faire entendre seulement par des moyens intellectuels. Il doit, à l’aide des moyens de l’intellect (car il s’exprime par des mots), dépasser l’intellect. Comment exécute-il ce travail en apparence paradoxale ? Bergson décrit ce travail comme une sélection d’images, que l’autre puisse imiter. Cela veut dire que l’auteur cherche des images, des métaphores et un rythme de langage qui puissent exprimer l’émotion, qui est au fond d’une œuvre littéraire. Le langage de l’auteur cherche à transmettre des mouvements et d’en générer des mouvements chez les lecteurs. [8]

Des sensations naissent dans le corps par l’imitation de mouvements. Ces sensations forment un tout avec des représentations, c’est-à-dire, avec des souvenirs actualisés. Par ce processus, le lecteur peut, non seulement imiter, mais partager et éprouver de nouveau et pour sa part l’émotion, qui est exprimé par l’artiste. Les obstacles érigés par l’espace et le temps tombent dans le cas de cet événement où l’émotion est exprimée et perçue dans sa totalité.

Bergson attribue un rôle exceptionnel aux émotions. Il semble souvent que l’intersubjectivité est impossible à penser sub specie durationis. Mais c’est précisément la force créative des émotions et par conséquent de la fonction fabulatrice qui rend possible l’intersubjectivité. On trouve alors, dans une lecture attentive des descriptions de ces phénomènes, une conception bergsonienne.

Cette conception bergsonienne a des conséquences ontologiques : (1) Bergson mentionne des barrières qui tombent. Il ne parle pas d’un abîme entre le sujet et autrui comme le fait Levinas (ou Derrida dans ses essais éthiques). Par conséquent, il y a un contact, qui n’est qu’un contact et qui n’opère pas une réduction d’autrui, un événement intersubjectif est possible. (2) Ce contact est barré par des catégories de temps, c’est-à-dire durée subjectif, et de l’espace. Mais au départ de ce contact, grâce à des images, une expérience entre le moi et autrui peut s’établir. Ainsi, l’expérience intersubjective est un événement affectif.

Bergson poursuit dans l’Essai la question de savoir pourquoi est-ce qu’on peut éprouver la grâce. La grâce de la danseuse peut transporter, dit Bergson, des émotions. La perception de la grâce contient trois éléments décisifs. (1) En regardant une danseuse, on perçoit une certaine aisance supérieure des mouvements, qui ne peut pas être réduite à des positions singulières ; ainsi l’intellect ne peut pas rendre compte de ce mouvement. (2) Cette aisance des mouvements « se fond ici dans le plaisir d'arrêter en quelque sorte la marche du temps, et de tenir l'avenir dans le présent » dit Bergson. [9] (3) Le troisième élément est le rythme, qui simplifie la faculté de prévoir les mouvements et qui fait qu’on éprouve avec la danseuse les mouvements prochains. Bergson parle d’une sympathie physique, qui a une part dans la perception de la grâce. Cette sympathie physique exige un effort du spectateur. Elle n’est pas seulement produite par l’artiste.

Comment se fait-il qu’un spectateur est capté d’une danse ou un lecteur par un livre ? Les spectateurs au théâtre et les lecteurs se préparent, ils savent qu’ils viennent voir une pièce de théâtre ou qu’ils vont lire un roman. L’attention est ainsi un comportement physiologique et en même temps un comportement intellectuel grâce auquel les spectateurs peuvent sympathiser ou au moins font attention.

Ainsi, ce n’est pas seulement un effort de l’artiste, mais en même temps un effort du spectateur. Il faut que le spectateur attende, au sens propre du mot, la pièce de théâtre : il lui faut un effort attentif. C’est l’attention du spectateur qui rend possible que l’artiste et son œuvre produisent dans le spectateur de nouvelles représentations. Qu’est-ce que cet effort attentif ?

Bergson décrit dans Matière et mémoire l’attention comme l’acte dans lequel tous les mouvements corporels qui ne sont pas référés à l’acte de la perception, doivent s’arrêter. L’attention semble d’avoir rien à voir avec l’acte de se souvenir. Il semble que nous percevons, si nous faisons attention à un objet, et cela spontanément et sans que nous nous souvenions de quelque chose. Or, nous percevons quelque chose dans l’objet parce que nous avons des souvenirs, qui nous donnent de différentes perspectives et qui nous font percevoir des objets à la lumière du passé. Sans des souvenirs, nous n’aurions pas la possibilité concrète de percevoir, les objets n’auraient pas des significations pour nous et rien de nouveau se produirait dans l’acte de la perception. L’attention est donc pour Bergson un processus qui produit le nouveau grâce à des souvenirs passés. Les souvenirs images personnelles sont nécessaires pour percevoir quelque chose de nouveau dans l’objet, sub specie durationis, ou en vue des souvenirs personnels. L’attention est une certaine tension (Bergson fait référence à un circuit fermé). Quelque chose se tend à un autre objet (a-tendere). Qu’est-ce qui se tend et à quoi ?

La mémoire s’oriente vers l’action. Il faut un effort pour retrouver des détails d’une situation complexe, qui ne sont pas nécessaires pour l’action. Bergson nous dit qu’il « faut pouvoir s'abstraire de l'action présente, il faut savoir attacher du prix à l'inutile, il faut vouloir rêver » [10] pour entrer dans des plans plus profonds de la mémoire. L’attention est donc un effort particulier du travail de la mémoire. La concentration sur un objet perçu – dans notre exemple, la danse – contient l’inhibition des mouvements physiologiques pour activer l’imagination des mouvements (Bewegungsphantasie) [11]et par conséquent pour imiter et éprouver virtuellement les mouvements avec le danseur. Les sensations naissantes (les mouvements physiologiques) et les souvenirs des mouvements forment un tout dans la perception de la danse et le spectateur peut percevoir quelque chose de nouveau dans sa vie intérieure.

La sympathie physique, que nous éprouvons en percevant une danse, cause en nous une douleur si la danseuse tombe. La danse est interrompue et les mouvements que nous avons pu expecter, ne s’actualisent plus :  la perception de la grâce finit immédiatement. La douleur du spectateur n’est pas bien sûr la même que celle qui est éprouvée par la danseuse, la sensation est d’une part (chez la danseuse) actuelle et de l’autre (chez les spectateurs) virtuelle.

La chute de la danseuse indique que le lien entre le public et l’artiste est rompu et qu’il faut le retrouver. La magie de l’aisance des mouvements et la possibilité virtuelle de les prévoir et d’avoir le futur dans le présent disparaît tout d’un coup. Nous connaissons bien sûr aussi des cas dans lesquels la sympathie physique ne s’établit pas, et nous pouvons même éprouver une antipathie intellectuelle contre un texte nous lisons ou une pièce de théâtre que nous voyons. Le travail de l’artiste consiste donc à créer des conditions pour la sympathie et à animer l’attention du spectateur. La force initiale de l’artiste est une émotion, qui est un mouvement de l’esprit, une force qui veut s’exprimer. L’émotion est donc constamment resaissie par l’artiste pour vérifier s’elle correspond à son œuvre.

Nous avons vu, que dans l’art nous avons une certaine possibilité de dépasser des obstacles entre moi et l’autre et d’entrer en un espace intersubjectif qui est rendu possible par l’émotion et la sympathie. Il est très important à noter que Bergson ne parle pas d’un abîme entre moi et l’autre, mais qu’il dessine une ontologie qui permet un contact avec l’autre.

 

  1. L’absence d’abîme et la fissure

L’absence d’un abîme entre le moi et autrui est d’abord problématique. Si nous avons en tout cas un contact avec la réalité et l’autre, pourquoi avons-nous besoin d’une fonction fabulatrice ? La thèse bergsonienne, comme nous l’avons présentée, correspond-elle à notre expérience immédiate ? Ne nous éprouvons pas un abîme entre le moi et l’autre ? Bergson n’explique-t-il pas lui-même dans l’Essai qu’il est impossible de comprendre une autre personne complètement sans devenir cette personne ? Pourtant il semble, que le tableau de la philosophie bergsonienne que nous avons dessinée jusqu’ici est trop simple. Dans Matière et mémoire  Bergson écrit qu’une fissure entre la perception actuel et les mouvements suivantes est la cause de l’actualisation des souvenirs qui sont personnelles et ont une coloration affective :

Sans cesse inhibée par la conscience pratique et utile du moment présent, c'est-à-dire par l'équilibre sensori-moteur d'un système nerveux tendu entre la perception et l'action, cette mémoire attend simplement qu'une fissure se déclare entre l'impression actuelle et le mouvement concomitant pour y faire passer ses images. [12]

Il faut souligner la fissure. Le contexte dans lequel la fissure est introduite par Bergson fait référence à la relation pathologique ou saine entre le passé et la réalité. La fissure signifie le moment où nous ne réagissons plus immédiatement à la réalité. Nos mécanismes habituels ne fonctionnent plus et l’accès intellectuel ne sert pas aux circonstances de la réalité. Le lien qui est tendu entre nous et la réalité se dissolve et il est nécessaire de le réparer. La fissure est une condition non seulement pour les souvenirs mais aussi pour des émotions. Elle crée une extension, dans laquelle les émotions peuvent s’étendre affectivement et dans laquelle la fonction fabulatrice peut travailler. La fissure est une occasion et un danger pour le sujet : D’un côté, grâce à la fissure, on peut ressaisir des souvenirs personnels, mais d’autre côté, on peut devenir la victime du passé (comme c’est le fait dans la mélancolie).

La fissure n’est jamais complète. Il y a en tout cas un minimum de contact avec la réalité, il n’y a pas de sujet sans environnement, sans Um-welt. Mais il y a pourtant des cas qui comportent une sorte d’incapacité d’agir. [13] Alors, la fissure est nécessaire pour avoir accès à des souvenirs détaillés et pour revenir dans les plans plus profonds de la mémoire.

La fissure est nécessaire pour provoquer la fonction fabulatrice et est une occasion pour des émotions. La fonction fabulatrice constitue une faculté essentielle de l’homme. Grâce à cette fonction, l’homme peut créer des histoires, des romans, et des personnages pour souffrir et sympathiser avec eux. Cette fonction agit spontanément ou, comme nous avons montré, comme un effort intellectuel et esthétique. En tout cas, le point de départ est une certaine fissure dans la relation avec la réalité ou, pour modifier une expression de Merleau-Ponty, dans l’être-avec-le-monde. La fissure incite le sujet à s’éloigner des schémas habitualisés pour chercher dans la vie intérieure une solution à la situation qui a causé la fissure. En un certain sens, c’est très proche de la conception de la douleur chez Bergson, qui est un effort impuissant d’une partie qui se veut le tout.

Le jeu entre représentation et expression est désigné par Bergson dans l’Effort intellectuel comme émotion. Ce jeu crée un espace intersubjectif qui est accessible aux personnes intéressées. Si la communication fonctionne, nous sympathisons avec autrui. Mais il est aussitôt possible de rire des personnes, si leur élan personnel est si habitué et mécanique qu’il ne peut plus entrer dans l’espace intersubjectif. La fonction fabulatrice crée dans le domaine de la religion un système de foi qui est accessible à tous les sujets d’un groupe sociale, mais qui n’ implique pas nécessairement un acte créateur, qui exprime et dévoile quelque chose de nouveau, dans le sens emphatique, ce qui, par contre, est nécessaire pour les grandes œuvres d’art. La faculté de fabuler ne crée pas seulement des mythes et est à l’origine de la religion mais elle est surtout la condition de possibilité de l’intersubjectivité dans la pensée bergsonienne. Fabuler c’est dépasser la facticité et la nécessité des actions pures et créer en fabulant un espace affectif et social, dans lequel le plan propre des émotions s’évolue.

 

  1. Intersubjectivité et violence

Une autre conséquence de cette théorie est le fait que l’événement a aussi une force violente. Le film de Gaspard Noé Seul contre tous montre comment cette force agit. Nous sommes confrontés dans Seul contre tous avec un sujet qui n’est pas capable d’empathie et, semble-t-il de l’intersubjectivité en général. Le boucher, jouée par Philippe Nahon, ne réagit presque pas du tout à son environnement. Il est peint par le moyen d’une monologue intérieure qui trahit la solitude et la captivité du boucher dans sa durée. Dans le monologue intérieur des moments différents de la vie du boucher s’interpénètrent. Cette interpénétration de pensées montre très bien la tension en jeu dans la durée qui consiste en des imaginations violentes et qui résulte finalement dans les actes cruels du boucher. Il bat par exemple, sa femme enceinte et tue l’enfant dans le sein de la mère. En plus, le film montre le meurtre de la fille du protagoniste et le suicide de ce dernier(le spectateur ne sait pas en regardant ces scènes que c’est seulement l’imagination du boucher).

En fait, qu’est-ce que le lien entre cette film et le problème de l’intersubjectivité ? Est-ce qu’on peut parler d’une sympathie physique avec un homme qui est essentiellement apathique et violent ?

Le film met le spectateur dans un événement très étrange : bien que le metteur en scène annonce les scènes le plus brutales et alerte le spectateur de ces scènes – il lui laisse même trente secondes de partir (en fait, l’écran devient noir et un compte à rebours de trente seconde est affiché) – le spectateur ne peut pas s’évader des événements en avenir.  On est captivé par la durée du sujet dans l’écran. Le film de Noé a plusieurs caractéristiques qui sont intéressants pour notre problème : (1) Le protagoniste n’est pas du tout sympathique, il n’a pas la disposition pour la sympathie, l’empathie ou pour un événement intersubjectif en général. (2) Le spectateur peut comprendre intellectuellement pourquoi le boucher agit comme il agit : il est montré comme existence isolée qui vit en marge de la société. (3) Au-delà de cette compréhension intellectuelle quelque chose d’autre est nécessaire pour susciter la sympathie. [14] En regardant le film, on éprouve le film un certain nausée : on ne veut pas d’être confronté avec ce sujet, on veut échapper à tout contact avec un sujet comme le boucher. (4) Le film lui-même semble de semble être la possibilité ouverte de l’abandonner. Or, le film a une force violente sur le spectateur. Celui-ci est comme captivé par la durée du sujet qui est dessiné dans une monologue interne. Il ne peut pas se libérer de ce rets complexes que le monde émotionnel du boucher crée sur l’écran. (5) En plus, le film crée une fissure avec notre réalité normale et il nous force à reconfigurer tous nos souvenirs.

L’acte, qui s’évolue entre le spectateur et l’œuvre d’art, montre que ce ne sont pas seulement des événements positifs qui sont exprimés par des émotions créatives. La durée du boucher a elle aussi une réalité. Cette réalité n’a pas nécessairement une valeur positive. Le spectateur de Seul contre tous est surtout conscient du fait qu’il est confronté avec une œuvre d’art et que Noé a une intention esthétique. Cette intention dépasse la compréhension intellectuelle des sujets isolés, mais elle veut montrer la réalité émotionnelle et la force violente d’une durée qui s’actualise. [15] Cette force marque la différence et une similitude entre Bergson et Levinas. Les deux philosophes ont bien vu que l’événement de l’Autre à une certaine force violente. Mais les perspectives bergsoniennes et phénoménologique présupposent chacune sa propre ontologie.  Dans le moment de la confrontation avec l’Autre chez Bergson le sujet entre dans un événement intersubjectif,  qui est désignée par la sympathie : le lien entre moi et l’autre n’est jamais interrompu. Chez Levinas l’événement d’un Autre absolu surpasse l’être. Finalement, si l’on peut peut-être dire avec Levinas que la philosophie de Bergson est une philosophie sans mort, il est néanmoins sûr qu’elle est une philosophie qui peut exprimer la relation avec autrui sans le réduire à un objet. L’événement de la confrontation avec l’Autre est dans la philosophie de Bergson en même temps une création. Soit-il, que la conception bergsonienne n’est pas une ouverture pour le mystère dans le sens rigide que Levinas suppose, mais l’événement lui-même est irréductible et crée entre moi et l’autre un espace intersubjectif.

[1] « Nous opposons donc l‘horreur de la nuit, « le silence et l‘horreur des ténèbres », à l‘angoisse heideggerienne ; la peur d‘être à la peur du néant.[. . . ] Horreur de l‘immortalité, perpétuité du drame de l‘existence, nécessité d‘en assumer à jamais la charge. Lorsque, dans le dernier chapitre de l‘Evolution Créatrice, Bergson montre que le concept du néant équivaut à l‘idée de l‘être biffé, il semble entrevoir une situation analogue à celle qui nous mène à la notion de l‘il y a. », Levinas, E., De l’existence à l’existant, Paris: 1947, p. 102f.

[2] En vérité, la métaphore de la lumière est ambiguë chez Levinas. Dans De l’existence à l’existant la lumière figure comme paradigme de la conscience objectivante, d’un savoir qui s’approprie le monde. Ce n’est que dans contexte de l’éthique d’autrui que la lumière sera réinterpretée comme un rayonnement de la part d’autrui.

[3] Levinas, E., Le temps et l’autre, Paris: 1947, p. 72f.

[4] Bergson, H., Essai sur les données immédiates de la conscience (édition critique) [Essai], Paris: 2007 (1889), p. 140ff.

[5] Levinas, E., De l’existence à l’existant, Paris: 1947, S. 83f.

[6] Bergson, H., Les deux sources de la morale et de la religion (édition critique) [DSMR], Paris: 2008 (1932), p. 206f.

[7] Essai, S. 13f.

[8] Il n’est pas nécessaire de faire référence à des miroirs neurones pour évaluer la solidité de cette thèse.

[9] « Il entrera donc dans le sentiment du gracieux une espèce de sympathie physique, et en analysant le charme de cette sympathie, vous verrez qu'elle vous plaît elle-même par son affinité avec la sympathie morale, dont elle vous suggère subtilement l'idée. », Essai, p. 10.

[10] Bergson, H., Matière et mémoire: un essai sur la relation du corps à l’esprit (édition critique)[MM], Paris: 2008 (1896), p. 87.

[11] On trouve ce concept chez Arnold Gehlen: Gehlen, A., Der Mensch. Seine Natur und seine Stellung in der Welt (Teilband I), in: Rehberg, K.-S. (Hrsg.), Arnold Gehlen Gesamtausgabe, Band 3, Frankfurt am Main: 1993.

[12] MM, S. 103. Nous soulingnos « fissure ».

[13] Bergson parle, à l’occasion d’une conférence sur la théorie de la personne et dans la conférence sur La fausse reconnaissance, d’une peur de l’action ou psychasthénie. Dans : Grivet, J., Théorie de la personne d’après Henri Bergson, in: Bergson, H, Mélanges, Paris: 1972.

[14] Je ne comprend pas sympathie dans un sens éthique Je n’entends pas la sympathie en un sens éthique, mais c’est en plus une notion ontologique. Cette notion désigne la possibilité de dépasser les limites de la subjectivité.

[15] Il faut faire une distinction entre l’émotion mystique chez Bergson, qui a seulement une valeur positive, et le danger des émotions créatives, si ces émotions entrent dans la dimension de la politique. Dans le domaine de la politique, il est possible de pervertir les émotions (et tous les régimes totalitaire profitent de cette possibilité). C’est une de raisons pourquoi Bergson ne parle pas d’une éthique du sentiment, qui a toujours le danger de laisse tomber des raisons rationnelles des nos actions.