La théorie bergsonienne du sur-homme

Arnaud FRANÇOIS

 

 

            La fin du troisième chapitre de L’évolution créatrice (1907) contient, on le sait, la mention d’un « sur-homme ». Voici le texte exact : « Tout se passe comme si un être indécis et flou, qu’on pourra appeler, comme on voudra, homme ou sur-homme, avait cherché à se réaliser, et n’y était parvenu qu’en abandonnant en route une partie de lui-même[1]. » Cette mention est d’autant plus énigmatique, qu’elle est absolument unique dans tout le bergsonisme. En particulier, le fait de sa disparition dans Les deux sources de la morale et de la religion (1932), là même où un certain nombre de doctrines semblent devoir être rapportées à des considérations proches, demande à être élucidé, et constitue sans doute l’un des aspects les plus intéressants de la transition de L’évolution créatrice aux Deux sources. Le sentiment de malaise suscité par la mention du « sur-homme » dans L’évolution créatrice est évident : Bergson en appelle-t-il, comme de nombreux philosophes et savants contemporains de la découverte des phénomènes de l’évolution, à un dépassement biologique de l’homme par l’homme, ce dépassement étant censé ensuite avoir des répercussions dans toutes les sphères de l’existence humaine, culturelle, politique et morale ? C’est à la fois en scrutant minutieusement les origines et le devenir de cette théorie bergsonienne du sur-homme, jusque dans Les deux sources, et en instituant l’indispensable confrontation avec l’autre grande théorie philosophique, à peu contemporaine, du surhomme, à savoir bien entendu celle de Nietzsche, que la rigueur et le sens exact des assertions de L’évolution créatrice pourront être établis.

 

            Premièrement, ce qui motive le recours bergsonien à une doctrine du sur-homme, ce sont des considérations de théorie de la connaissance, et non pas des considérations relatives aux caractéristiques physiques de l’homme. À cet égard, il importe de souligner qu’une préoccupation pour un possible « dépassement de la condition humaine » est, chez Bergson, bien plus ancienne que L’évolution créatrice, puisqu’elle se fait valoir, déjà, dans l’ « Introduction à la métaphysique » (1903), où il est dit, en une déclaration célèbre, que « La philosophie devrait être un effort pour dépasser la condition humaine[2]. » Or, ce dont il s’agit alors, c’est, pour l’homme, de déposer le point de vue de l’ « entendement[3] », qui « s’attache à marquer des stations réelles ou virtuelles[4] », au profit de ce que Bergson appelle à présent l’ « intuition de la durée[5] ». La signification est la même à l’autre bout de l’œuvre de Bergson, en 1922 dans la seconde Introduction à La pensée et le mouvant, puisque, nous dit l’auteur, soit que l’ « intuition[6] » porte seulement sur l’esprit humain et un peu au-delà, soit que le fil ressaisi par elle « monte jusqu’au ciel[7] » – en nous reliant à l’expérience des « grands mystiques[8] » –, dans tous les cas, « la philosophie nous aura élevés au-dessus de la condition humaine[9] ». Entre-temps, L’évolution créatrice, on l’a trop peu souligné, repose sur une doctrine affirmant, un peu à la manière du spinozisme, que le rapport du connaissant au connu n’est pas celui du sujet à l’objet, mais de la partie au tout. C’est le sens de difficiles déclarations comme la suivante, présente dès l’Introduction de l’ouvrage : comment l’intelligence, qui a été « déposée, en cours de route, par le mouvement évolutif, […] s’appliquerait-elle au mouvement évolutif lui-même ? Autant vaudrait prétendre que la partie égale le tout, que l’effet peut résorber en lui sa cause[10] ». Mais c’est également le sens de difficiles – et célèbres – images qui, il est crucial de le remarquer, renvoient, de fait, à la doctrine du « dépassement de la condition humaine ». Ainsi, il est question d’une « frange de représentation confuse qui entoure notre représentation distincte, je veux dire intellectuelle[11] » : or, à propos de cette frange Bergson demande, utilisant le vocabulaire de la partie et du tout – naturellement amené par l’image de la « frange » – : que peut-elle être, en effet, « sinon la partie du principe évoluant qui ne s’est pas rétrécie à la forme spéciale de notre organisation et qui a passé en contrebande ? C’est donc là que nous devrons aller chercher des indications pour dilater la forme intellectuelle de notre pensée[12]. » La conversion à l’intuition est donc une « dilatation », un élargissement du noyau solidifié au centre de la frange[13] – lequel figure l’intelligence –, et cet élargissement, qui est en même temps, Bergson y insiste, saut brusque[14], vise à reconquérir les virtualités d’instinct qui demeurent autour du centre, pour les transformer ou les vivifier, par l’adjonction de l’intelligence, en intuition. Et c’est cette dilatation qui est dépassement de la condition humaine : car, dit aussitôt Bergson au sujet de la « frange de représentation confuse », « c’est là que nous puiserons l’élan nécessaire pour nous hausser au-dessus de nous-mêmes[15] ». On est à présent en mesure de comprendre le plus important passage où il soit question, dans L’évolution créatrice, du « dépassement de la condition humaine ». Bergson, par une nouvelle image – tout aussi célèbre que les précédentes –, retrouve le vocabulaire de la partie et du tout :

 

Un fluide bienfaisant nous baigne, où nous puisons la force même de travailler et de vivre. De cet océan de vie, où nous sommes immergés, nous aspirons sans cesse quelque chose, et nous sentons que notre être, ou du moins l’intelligence qui le guide, s’y est formé par une espèce de solidification locale[16].

 

            C’est alors que l’auteur énonce cette caractérisation, elle-même fameuse, de la philosophie en tant que telle, caractérisation qui renoue avec celle donnée par l’ « Introduction à la métaphysique » et la prolonge : « La philosophie ne peut être qu’un effort pour se fondre à nouveau dans le tout[17]. » « Se fondre à nouveau dans le tout », c’est-à-dire, littéralement : élargir progressivement notre intelligence, puis notre pensée elle-même, jusqu’au point, tout idéal, où celle-ci coïncide à nouveau, pour ainsi dire en extension, avec la vie en tant que telle, sur laquelle, il importe ici de le rappeler encore, elle s’est détachée, elle qui n’est qu’une partie, au sein, donc, d’un tout. Du coup, termine effectivement Bergson avant de ménager un saut de ligne, la philosophie finira « par dilater en nous l’humanité et par obtenir qu’elle se transcende elle-même[18] ». Le dépassement de la condition humaine, telle sera notre première conclusion, s’opère donc sur le plan de la connaissance et signifie avant tout un dépassement de l’intelligence par elle-même –  ce que confirme le troisième et dernier texte de L’évolution créatrice où il soit évoqué : encore selon le vocabulaire du tout et des parties, Bergson écrit que « l’effort que nous donnons pour dépasser le pur entendement nous introduit dans quelque chose de plus vaste, où notre entendement se découpe et dont il a dû se détacher[19] » ; or, « Dans cette réalité, nous nous replacerons de plus en plus complètement, à mesure que nous nous efforcerons davantage de transcender l’intelligence pure[20]. »

 

            Deuxièmement, les considérations effectives sur le « sur-homme », dans L’évolution créatrice, interviennent au cours d’un développement visant à déterminer en quel sens exact l’homme est le « terme » ou le « but » de l’évolution, ce développement appartenant lui-même, rappelons-le, aux conclusions du troisième chapitre – et de l’ouvrage – sur la « signification de la vie ». La théorie du sur-homme est une réponse à cette question, que Bergson formule également en demandant en quel sens « l’humanité[21] » est la « raison d’être[22] » de l’évolution. Or, lorsque Bergson parle de « terme » ou de « but », c’est évidemment, comme il le dit lui-même, en un sens « tout spécial[23] », à savoir en un sens non téléologique. Car « la vie […] transcende la finalité comme les autres catégories. Elle est essentiellement un courant lancé à travers la matière, et qui en tire ce qu’il peut[24]. » Cette dernière caractérisation de la vie est décisive : jamais, peut-être, son caractère de poussée, ou de « vis a tergo[25] », n’est autant marqué par Bergson ; la vie, dont le lointain ancêtre serait ici, une nouvelle fois, le conatus de Spinoza, est une force qui vient de l’arrière, elle ne se dirige pas vers un but posé en avant, d’avance, car si tel était le cas, alors on pourrait dire que « tout est donné », exactement de la même façon que tout est donné dans le mécanisme sous forme d’éléments préexistants simplement à assembler. Cette contestation du finalisme, Bergson la formule ailleurs en comparant l’évolution de la vie à

 

Un courant de conscience qui s’engagerait dans la matière comme pour s’y frayer un passage souterrain, ferait des tentatives à droite et à gauche, pousserait plus ou moins avant, viendrait la plupart du temps se briser contre le roc, et pourtant, dans une direction au moins, réussirait à percer et reparaîtrait à la lumière[26].

 

            Cette direction étant, ajoute aussitôt Bergson, la ligne évolutive qui aboutit à l’homme. Pour utiliser une image qui est présente dans L’évolution créatrice, on peut dire que la vie s’y prend, pour constituer l’homme, exactement de la même manière que notre main pour s’enfoncer dans la limaille de fer : elle possède bien une direction générale, et son geste n’est pas totalement aveugle, totalement dépourvu de signification – c’est pourquoi il y a bien, au chapitre II du livre, des « Directions de l’évolution », et, au chapitre III, une « Signification de l’évolution » – ; mais la disposition spéciale adoptée par les éléments matériels à l’issue du processus d’organisation n’a pas été visée comme une fin, elle ne fait que résulter automatiquement de l’interruption de ce processus. Et c’est exactement de la même manière, encore, que Bergson décrit la formation d’un organe comme l’œil au premier chapitre de L’évolution créatrice. Mais alors, cela engage une transformation profonde de la représentation que l’on pourrait se faire de l’homme et du « sur-homme » bergsoniens, transformation qui est exactement conforme à une série de renversements théoriques auxquels procède l’ouvrage de 1907 : l’homme ou le sur-homme ne se comprennent pas à partir de ce qu’ils sont (ou pourraient être), mais à partir de ce dont ils sont l’envers – nous apporterons un correctif en ce qui concerne l’homme. De même que la position des grains de limaille – position offerte à ma vision – ne se comprend pas à partir d’elle-même (ce qui serait l’expliquer mécaniquement ou de manière finaliste), mais à partir du mouvement invisible qui y a abouti, qui l’a, pour ainsi dire, déposée sous lui ; de la même façon, l’homme ou le sur-homme ne doivent pas être saisis en tant que tels, mais en tant que points de passage ou étapes d’un processus qui est plus réel qu’eux, qui est le positif par rapport à eux. Et c’est pourquoi, exactement à la manière de l’œil au chapitre I, l’homme peut, quant à lui, être dit, pour Bergson, absolument « parfait », mais il s’agit alors d’une perfection qui ne peut pas être rapportée à une fin, et qui correspond bien mieux au concept spinoziste – comment s’en étonner ? – de « perfection en son genre ». C’est ce que formule Bergson en affirmant qu’entre les parties de l’œil, « l’ordre est nécessairement complet et parfait[27] ». Et c’est ce que signifient les termes de « succès[28] » et de « réussite[29] », systématiquement appliqués par Bergson au cas de l’homme : le « succès » ou la « réussite », ce n’est pas la « réalisation », ou l’ « accomplissement », parce que le succès ou la réussite ne font pas suite à un possible connu d’avance.

            C’est toujours dans la même perspective que se comprennent des propos qui peuvent paraître surprenants concernant le monde animal, au sujet duquel Bergson n’hésite pas à écrire, dans L’évolution créatrice,  qu’il constitue avec le monde végatal, « du moins dans ce que ceux-ci ont de positif et de supérieur aux accidents de l’évolution[30] », le « déchet[31] » de l’activité ayant engendré l’homme – le terme étant repris, exactement au même sens, par Les deux sources[32] –, ou l’ « humus[33] » sur lequel l’homme devait pousser : les « déchets » sont comparables ici aux grains de limaille qui, nécessairement, prennent place au sein d’un ordre d’ensemble, bien que cet ordre, étant tout entier l’envers d’un acte libre qui importe d’abord, ne puisse pas être expliqué à partir de lui-même, et puisse paraître, par conséquent, absurde, contingent ou gratuit.

            Il existe toutefois une différence cruciale entre le cas de l’œil et celui de l’homme : tandis que dans le cas de l’œil, un œil quelconque satisfait aussi bien que l’œil de l’homme, toutes choses égales par ailleurs, aux exigences de la « marche à la vision[34] » – il en va ainsi, on le sait, de l’œil du peigne –, l’homme, dans la « marche » où il s’inscrit, représente une étape unique en son genre, qualitativement singulière, irremplaçable : c’est qu’il est, grâce à son intelligence, le point où le courant vital s’infléchit ou, mieux, se réfléchit sur lui-même, pour se ressaisir et manifester, ainsi, sa signification, qui est d’ « introduire la plus grande somme possible d’indétermination et de liberté[35] » dans la matière. Il y a ainsi une marche à l’indétermination et à la liberté, de même qu’il y a une marche à la vision. Le caractère qualitativement unique de la position occupée par l’homme dans l’évolution, c’est ce que Bergson indique en introduisant, pour la seule fois dans son œuvre, une différence de nature au sein de la différence de degré, et en parlant du « saut[36] » qui s’effectue de l’animal à l’homme. Et la spécificité de la position humaine au sein de la vie sera maintenue, et même amplifiée, dans Les deux sources de la morale et de la religion, puisque l’homme deviendra le point, et le seul point, où l’énergie créatrice se ressaisit elle-même pour devenir religion dynamique.

            Toujours est-il que le sur-homme, dans cette perspective, ne doit pas être pris comme un être positif qu’il s’agirait de faire advenir, qui pourrait être là, un jour, dans l’histoire, et auquel on pourrait s’adresser, mais comme la marque, dans le mouvement de la pensée bergsonienne, de la priorité ontologique et gnoséologique du mouvement sur ses positions, en l’occurrence du mouvement qui conduit à la ressaisie de soi par le courant vital sur les figures que ce mouvement peut déposer sous lui – étant entendu que l’une d’entre elles a une situation toute spéciale –, à savoir l’homme ou le sur-homme. Et c’est pourquoi, précisément, Bergson écrit « homme ou sur-homme ». Il convient d’être particulièrement attentif au sens du « ou » dans cette formule unique, répétons-le, où Bergson introduit le sur-homme dans son œuvre. « Homme ou sur-homme », cela ne signifie pas un défaut de connaissance de la part de celui qui s’exprime, comme s’il était impossible de déterminer si c’est l’homme ou si c’est un éventuel « sur-homme », conçus comme deux entités distinctes l’une de l’autre et tout aussi réelles l’une que l’autre – quoique la seconde soit d’une réalité seulement potentielle, à venir –, qui pourrait marquer le point d’infléchissement de l’évolution de la vie ; cela signifie au contraire que c’est la direction dans laquelle est lancée la vie qui marque sa signification – c’est-à-dire : cette signification est inhérente au mouvement sur lequel homme et « sur-homme » sont des étapes –, et qu’il importe peu, dans cette perspective, d’attribuer un caractère de supériorité à une éventuelle réalisation qui se trouverait après l’homme ou au-delà de l’homme, puisque précisément, l’homme remplit tout aussi bien la fonction de ressaisie de soi que l’on demande à la vie – et en ce sens, le « ou » appartiendrait plutôt au méta-discours. Autrement dit, et pour résumer l’ensemble de ce deuxième point, Bergson, lorsqu’il écrit « homme ou sur-homme », ne forge pas une nouvelle théorie du sur-homme que l’on pourrait ajouter aux autres, comme l’a pensé, par exemple, Léon Brunschvicg dans un texte critique[37] ; il répond au contraire à ceux qui ont cru nécessaire de prolonger leurs théories de la vie par une théorie du sur-homme, en leur opposant qu’au fond, peu importe que l’on dise « homme ou sur-homme » – « comme on voudra, homme ou sur-homme », dit Bergson avec la plus extrême précision –, l’essentiel de la question se jouant ailleurs, ou plus exactement, de l’autre côté, sur l’ « envers », à savoir, nous l’avons dit, dans le mouvement par lequel la vie cherche à se dépasser elle-même.

            Et c’est parce qu’il renvoie avant tout à un mouvement que « l’homme ou sur-homme », dit toujours Bergson avec la plus grande rigueur, est un être « indécis et flou » : comme c’est toujours le cas chez Bergson – depuis l’élaboration de la théorie de la durée comme « multiplicité indistincte[38] » –, le « flou » ou le « vague » n’est pas la marque d’une insuffisance dans la connaissance, mais un trait propre de la réalité elle-même, qui tient à son caractère temporel[39].

            Or, sur le mouvement en question, une seule étape marquante : celle où, avec l’homme et son intelligence, la vie devient capable de se ressaisir elle-même. Et c’est sans doute pour marquer cette non-réalité du sur-homme – celui-ci, pour des raisons constitutives, n’étant pas un être qu’on puisse supposer accompli à une quelconque époque de l’histoire – que Bergson refuse de l’écrire d’un seul tenant, maintenant ostensiblement, contre l’usage des traducteurs de Nietzsche, un trait d’union entre le préfixe et ce dont il est le préfixe, à savoir l’homme.

            Car c’est de ce point de vue, certainement, que l’on pourrait mesurer la plus grande distance entre la théorie nietzschéenne du surhomme et l’ébauche de théorie bergsonienne à ce sujet.

            Certes, Nietzsche congédie lui aussi toute considération téléologique relative au surhomme, et ce point, conforme à l’inspiration générale de sa doctrine, est même de toute première importance. Ainsi, dans La généalogie de la morale, on lit : l’homme « éveille la curiosité, l’attention, un espoir, presque une certitude, comme si par lui s’annonçait quelque chose, comme si l’homme n’était pas un but (Ziel), mais seulement un chemin, un épisode, un pont, une grande promesse (Versprechen)[40]… » Ainsi également, l’homme est un être « éternellement à venir (ewig-Zukünftige)[41] », attendu qu’il est, selon une caractérisation qu’on trouvait déjà dans Par-delà bien et mal, « l’animal dont le caractère propre n’est pas encore fixé[42] ». D’où la rencontre frappante de Nietzsche et de Bergson sur la catégorie de « réussite » : ce qu’on peut obtenir de mieux au sein de l’humanité, pour Nietzsche, ce ne sont pas des accomplissements ou des réalisations, ce sont, très rigoureusement, des « réussites » (gelungenen Fälle) – l’expression se trouve dans le même aphorisme de Par-delà bien et mal[43]. Il est vrai, toutes ces considérations nietzschéennes portent sur l’homme et non sur le surhomme, mais elles n’en attestent pas moins un refus de la téléologie en ce qui concerne la question générale du mouvement par lequel l’homme est conduit vers le surhomme.

            Et pourtant, Nietzsche présente bien le surhomme comme un être qui pourrait se trouver effectif – au lieu d’en faire l’envers d’un mouvement qui seul importe –, dont les caractères, quoique assez indéterminés (c’est incontestable et fut souvent remarqué), pourraient faire l’objet d’une considération positive et être appréhendés à partir d’eux-mêmes ou pour eux-mêmes, et dont l’avènement est souhaitable. « Je vous enseigne le surhomme[44] », dit Zarathoustra ; et il développe peu après :

 

       J’aime ceux qui à la Terre se sacrifient pour que la Terre un jour devienne celle du surhomme.

       J’aime celui qui pour connaître vit et qui connaître veut pour qu’un jour vive le surhomme […].

       J’aime celui qui œuvre et qui invente pour bâtir au surhomme sa demeure et d’avance lui préparer Terre, bête et végétal[45].

 

            De tels propos sont d’une complexité que leur simple énonciation ne suffit pas à révéler, et leur caractère en partie métaphorique ne saurait être ignoré ; toutefois, il est incontestable que le surhomme est présenté comme une réalité appelée à advenir, et non comme une marque, dans le discours, pour un progrès en train de s’effectuer. Ce qui exigerait, de fait, la présence à l’arrière-plan d’une conceptualité proprement bergsonienne, celle du mouvement dans sa différence avec les positions qu’il laisse tomber sous lui.

 

            La place du sur-homme est à nouveau marquée dans Les deux sources, bien que le terme ne soit plus prononcé. Cette omission correspond à un geste très délibéré par lequel Bergson, dans le livre de 1932, a dépouillé son expression, sinon sa pensée, de tout élément trop ostensiblement nietzschéen – sans doute sous le coup d’objections formulées à la faveur de comparaisons (comme ce fut le cas, par exemple, chez Berthelot[46]), et du fait d’un éloignement plus grand, historiquement déterminé, à l’égard de l’Allemagne. Du reste, nous pensons avoir montré l’antinomie existant, sur le plan du sens, entre les deux théories du surhomme. Quoiqu’il en soit, on lit bien, dans Les deux sources, à propos de l’évolution de la vie : « comme nous le montrions jadis, […] c’est l’homme ou quelque être de même signification – nous ne disons pas de même forme – qui est la raison d’être du développement tout entier[47] ». Bergson renvoie très clairement aux pages consacrées, dans l’ouvrage de 1907, à la question de savoir en quel sens l’homme est le « terme » ou le « but » de l’évolution[48], et à l’occasion desquelles, précisément, est introduite la notion de sur-homme. Ce qui est à considérer, dans l’homme et le sur-homme, c’est le mouvement sur lequel ils apparaissent à titre de stations : voilà ce que Bergson, ici, exprime en leur attribuant une même « signification ». Mais l’homme et le sur-homme ne sont pas de même « forme » : ce point ne peut être élucidé, semble-t-il, sans référence à une considération par laquelle se poursuit l’analyse dans L’évolution créatrice, et que nous avons développée au début de la présente communication. À savoir, que le dépassement de la condition humaine possède une signification gnoséologique, et que dans cette mesure un « sur-homme » doit être envisagé comme présentant un équilibre ou une répartition différents entre les deux pouvoirs de notre esprit, intelligence et intuition. Ainsi, en 1907 :

 

Une humanité complète et parfaite serait celle où ces deux formes de l’activité consciente atteindraient leur plein développement. […] Une évolution autre eût pu conduire à une humanité ou plus intelligente encore, ou plus intuitive[49].

 

            Or, en 1932 comme déjà en 1907, un développement plus prépondérant de l’intuition n’irait pas sans une transformation proprement morale de l’humanité, qui serait en effet plus directement placée dans la direction indiquée par son principe, lequel est le principe même de la vie. C’est ce que Bergson formule, dans L’évolution créatrice, en écrivant que « La philosophie nous introduit ainsi [en pratiquant l’intuition] dans la vie spirituelle[50] », celle-ci tournant alors autour des questions de la liberté, de la personnalité, de la place de l’homme dans la nature et de la survivance de la personne, qui sont appelées à devenir les « questions vitales[51] » dès « La conscience et la vie » en 1911, et à se résumer sous la forme du « D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous[52] ? » Et c’est ce qui donne lieu aussitôt, dans Les deux sources, à une série de développements sur l’éventuelle réalité, déjà effective, d’une espèce supérieure à l’homme, quelque part dans l’univers – voilà le premier aspect saillant de la question du sur-homme, ou de ce qui y correspond, dans le livre de 1932 – ; ainsi, au sujet de l’évolution de la vie :

 

L’ensemble eût pu être très supérieur à ce qu’il est, et c’est probablement ce qui arrive dans des mondes où le courant est lancé à travers une matière moins réfractaire [par opposition à notre « planète réfractaire », comme dira également la célèbre dernière phrase des Deux sources[53]]. Comme aussi le courant eût pu ne jamais trouver libre passage, pas même dans cette mesure insuffisante, auquel cas ne se seraient jamais dégagées sur notre planète la qualité et la quantité d’énergie créatrice que représente la forme humaine[54].

 

            Ces développements ne contredisent en rien ce que nous disions sur la vanité de l’interrogation relative à l’ « effectivité » du sur-homme : car ils maintiennent les deux aspects de la position élaborée dans L’évolution créatrice, l’existence d’un mouvement d’auto-dépassement de l’humanité, et cependant l’irréductibilité de ce mouvement à une quelconque de ses étapes, sa primauté sur les étapes.

            Bergson approfondit même la réflexion sur l’effectivité d’une forme de vie supérieure à l’homme, au sommet de l’ouvrage de 1932 – c’est-à-dire dans les pages où l’auteur tire la leçon philosophique du mysticisme. Il oppose ce qui se produit « Dans la portion d’univers qu’est notre planète[55] », voire « dans notre système planétaire tout entier[56] », à ce qui pourrait se passer « ailleurs[57] » : « ailleurs il n’y a peut-être que des individus radicalement distincts, à supposer qu’ils soient encore multiples, encore mortels ; peut-être aussi ont-ils été réalisés alors d’un seul coup, et pleinement[58]. » Commentons brièvement ce propos, le seul de toute l’œuvre à livrer des caractères positifs de ce que pourrait être une « sur-humanité » selon Bergson : d’abord, selon un thème récurrent dans Les deux sources, et qui ne s’applique pas seulement au domaine circonscrit par la question de la sur-humanité, celle-ci ne constituerait plus une « espèce », elle serait pour ainsi dire au-delà de l’espèce. Bergson reprend ensuite une fiction théorique déjà élaborée dans L’évolution créatrice : si la matérialité est la principale cause de la fragmentation d’un courant vital en différents individus, alors une forme de vie supérieure, plus libérée de la matière, pourrait envisager de ne plus être « multiple[59] ». Troisièmement, toujours dans le fil de L’évolution créatrice, si la matière est un obstacle que rencontre la vie – quoiqu’elle soit en même temps l’envers de son principe –, alors un surmontement de cet obstacle est tout au moins concevable, et c’est pourquoi une des principales espérances bergsoniennes pour l’avenir de l’humanité, dans une péroraison célèbre de 1907 mais aussi dans le livre de 1932 – dans les deux cas, elle demeure présentée comme une simple conjecture possible –, résiderait dans un affranchissement de la matérialité[60], qui serait indissociablement un affranchissement de la mortalité[61]. Enfin, les êtres supérieurs ont peut-être été réalisés « d’un seul coup, et pleinement » : en effet, le caractère temporel de l’évolution tient à deux causes, l’une interne – la durée est son essence –, mais l’autre externe – le retard imposé par la matière –, et l’on peut supposer cette deuxième cause levée ou, du moins, partiellement neutralisée. Les caractères ici dégagés ne sont pas sans nous donner des indications sur la direction dans laquelle on doit s’engager pour trouver, dans Les deux sources, la dernière forme prise, dans l’œuvre bergsonienne, par la question du « dépassement de la condition humaine ».

 

            Dans un propos tenu à Jacques Chevalier le 2 mars 1938, Bergson aurait dit :

 

Je fus ainsi amené à la conclusion que le vrai surhomme c’est le mystique. Mais à l’inverse de ce qu’a vu Nietzsche. La volonté de puissance, elle existe, mais pas du tout dans le sens où il la prend. Le mystique a une volonté de surhumanité ; il se sent, et il a raison de se sentir, très au-dessus du commun des hommes ; mais il n’en tire aucun orgueil, parce qu’il sent que par lui-même il ne serait rien. Ainsi, il allie au summum d’orgueil le summum d’humilité. Le Christ, lui, est plus que cela[62].

 

            Propos d’une grande richesse – notamment en ce qui concerne le jugement de Bergson sur Nietzsche –, dont le cœur est la notion d’ « humilité » ; dans la mesure où elle est paradoxalement combinée avec un « orgueil », qui marque la supériorité du mystique par rapport aux autres hommes, on peut inférer qu’elle renvoie au fait, pointé par Les deux sources, que les mystiques sont « patients par rapport à Dieu, agents par rapport aux hommes[63] ». Et en effet, dans la suite même de cette citation,

 

De cette élévation il [le mystique] ne tire d’ailleurs nul orgueil. Grande est au contraire son humilité. Comment ne serait-il pas humble, alors qu’il a pu constater dans des entretiens silencieux, seul à seul, avec une émotion où son âme se sentait fondre tout entière, ce qu’on pourrait appeler l’humilité divine[64] ?

 

            Par ailleurs, la référence au Christ s’éclaire par un autre propos que Bergson a parfois tenu à l’oral, rapporté par Henri Gouhier[65], propos selon lequel le Christ est un « Surmystique » : il contient virtuellement, selon Les deux sources[66], tous les mystiques à venir, et peut-être y a-t-il, entre eux et lui, une différence de nature – au sein de la différence de degré – ; le Christ est, pour Bergson, le principe historique du dépassement de l’homme par l’homme[67].

            En tout cas, les deux caractères le plus constamment prêtés au mystique dans Les deux sources – fût-ce sur le mode du problème – comptent parmi ceux que Bergson attribuait plus haut à une éventuelle sur-humanité effective, à savoir l’affranchissement à l’égard de l’espèce, et l’affranchissement, au moins tendantiel, à l’égard de la matérialité. Ces deux caractères, dont le premier était déjà présent dans la caractérisation, au premier chapitre, des génies de la volonté ou « âmes privilégiées[68] » – « L’apparition de chacune d’elles était comme la création d’une espèce nouvelle composée d’un individu unique[69] » –, composent même la « définition » que donne le troisième chapitre du « grand mystique » : « Le grand mystique serait une individualité qui franchirait les limites assignées à l’espèce par sa matérialité, qui continuerait et prolongerait ainsi l’action divine. Telle est notre définition[70]. » Texte à nouveau très difficile, qui ne doit évidemment pas être interprété au sens où le grand mystique serait un être immatériel ! Mais il « franchit les limites assignées à l’espèce par sa matérialité » en se donnant du principe une intuition – selon la mesure de ses forces –, qui est en même temps émotion, et par conséquent mouvement vers les autres hommes, c’est-à-dire continuation et prolongement de l’amour divin. C’est ce que dit, exactement, le même paragraphe : « l’aboutissement du mysticisme est une prise de contact, et par conséquent une coïncidence partielle, avec l’effort créateur que manifeste la vie[71]. » Or, par ce mouvement, le mystique vise à libérer les autres hommes eux-mêmes de l’appartenance à une espèce, ce qui révèle une dernière fois l’insistance de ce thème dans Les deux sources : le génie mystique « voudra faire [de l’humanité] une espèce nouvelle, ou plutôt la délivrer de la nécessité d’être une espèce[72] ». Ce propos, qui interviendra dans les toutes dernières pages du livre, fait directement signe vers ses tout derniers mots, selon lesquels, rappelons-le, l’univers est une « machine à faire des dieux[73] ». Les « dieux » humains sont donc l’ultime figure prise par le thème du dépassement de la condition humaine dans l’œuvre de Bergson, et ils présentent au moins deux caractères : l’affranchissement, comme il a été vu, à l’égard de l’espèce, sinon de la matérialité ; et une créativité intrinsèque pleinement ressaisie, comme l’atteste la déclaration des pages sommitales du livre, selon lesquelles « Telle sera bien la conclusion du philosophe qui s’attache à l’expérience mystique. La Création lui apparaîtra comme une entreprise de Dieu pour créer des créateurs, pour s’adjoindre des êtres dignes de son amour[74]. »

            Il est en tout cas incontestable que cette intégration, au questionnement bergsonien sur le dépassement de la condition humaine, d’une triple thématique du mystique, du Christ et du dieu humain place, une nouvelle fois, ce questionnement aux antipodes de la philosophie de Nietzsche. Entre autres déclarations, soit la suivante, extraite de la lettre de rupture avec Malwida von Meysenbug, l’amie « wagnérienne » et « idéaliste » de Nietzsche :

 

Vous avez – chose que je ne vous pardonne pas – réussi à faire à votre usage de mon idée de « surhomme » une espèce d’ « escroquerie supérieure », quelque chose qui se situe entre la Sibylle et le prophète : alors que tout lecteur sérieux de mes écrits doit savoir qu’un type d’homme, pour ne pas m’inspirer de dégoût, à moi, ne peut qu’être précisément le type opposé aux idoles idéales de jadis, ressemblant cent fois plus au type de César Borgia qu’à celui du Christ[75].

 

            Nous conclurons brièvement en soulignant que l’interrogation bergsonienne sur le sur-homme, initiée dans L’évolution créatrice, et même avant – c’est toutefois dans ce seul ouvrage que l’expression figure –, par des réflexions sur des problèmes de théorie de la connaissance, aboutit, dans Les deux sources, à une prise en considération des problèmes moraux. Voilà, selon nous, la véritable inflexion que l’on puisse observer dans la théorie bergsonienne du sur-homme. Elle a sans doute pour raison l’élargissement de sens, déjà perceptible en 1907, de la notion d’intuition – celle-ci, dans la mesure où elle nous fait tendantiellement coïncider avec la vie, est également principe d’action –, et c’est très certainement par elle qu’on peut expliquer le rattachement, dans l’ouvrage de 1932, de l’interrogation sur le dépassement de l’homme par l’homme à la question générale du mysticisme, elle-même à l’origine de l’abandon de l’expression « sur-homme ».

 

 


[1] L’évolution créatrice, p. 266-267.

[2] « Introduction à la métaphysique », in La pensée et le mouvant, p. 218.

[3]Ibid.

[4] Ibid.

[5] Ibid.

[6] « De la position des problèmes », in La pensée et le mouvant, p. 50.

[7] Ibid.

[8] Ibid.

[9] Ibid., p. 51.

[10] L’évolution créatrice, Introduction, p. VI.

[11] Ibid., p. 49.

[12] Ibid.

[13] Ibid., Introduction, p. IX ; p. 46.

[14] Voir L’évolution créatrice, p. 194.

[15] Ibid., p. 49.

[16] Ibid., p. 192-193.

[17] Ibid., p. 193.

[18] Ibid.

[19] Ibid., p. 200.

[20] Ibid., p. 201.

[21] Ibid., p. 266.

[22] Ibid.

[23] Ibid., p. 265.

[24] Ibid., p. 265-266.

[25] Ibid., p. 104.

[26] « La conscience et la vie », in L’énergie spirituelle, p. 21.

[27] L’évolution créatrice, p. 96.

[28] Ibid., p. 265 ; « La conscience et la vie », in L’énergie spirituelle, p. 19.

[29] Ibid., p. 25.

[30] L’évolution créatrice, p. 267.

[31] Ibid.

[32] Les deux sources de la morale et de la religion, p. 273.

[33] L’évolution créatrice, p. 267.

[34] Ibid., p. 97.

[35] Ibid., p. 252.

[36] Ibid., p. 186.

[37] Brunschvicg, Léon, Le progrès de la conscience dans la philosophie occidentale, Paris, PUF, 1928, p. 644.

[38] Essai sur les données immédiates de la conscience, p. 78.

[39] Voir L’évolution créatrice, p. 50, 86.

[40] Nietzsche, La généalogie de la morale, II, 16.

[41] Ibid., III, 13.

[42] Nietzsche, Par-delà bien et mal, § 62.

[43] Ibid.

[44] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, « Prologue de Zarathoustra », § 3.

[45] Ibid., § 4.

[46] Berthelot, René, Un romantisme utilitaire. Étude sur le mouvement pragmatiste, Paris, Alcan, coll. « Bibliothèque de philosophie contemporaine », t. I : Le pragmatisme chez Nietzsche et chez Poincaré, 1911, 416 p. ; t. II : Le pragmatisme chez Bergson, 1913, 358 p.

[47] Les deux sources de la morale et de la religion, p. 223.

[48] L’évolution créatrice, p. 265-266.

[49] Ibid., p. 267.

[50] Ibid., p. 268.

[51] « La conscience et la vie », in L’énergie spirituelle, p. 2.

[52] Ibid.

[53] Les deux sources de la morale et de la religion, p. 338.

[54] Ibid., p. 223-224.

[55] Ibid., p. 273.

[56] Ibid.

[57] Ibid.

[58] Ibid.

[59] Voir L’évolution créatrice, p. 53, 99, 257-258.

[60] Ibid., p. 271 ; Les deux sources de la morale et de la religion, p. 233.

[61] L’évolution créatrice, p. 271.

[62] Chevalier, Jacques, Entretiens avec Bergson, Paris, Plon, 1959, p. 277.

[63] Les deux sources de la morale et de la religion, p. 246.

[64] Ibid.

[65] Gouhier, Henri, Bergson et le Christ des Évangiles (1962), 3e éd. revue et corrigée, Paris, Vrin, coll. « Bibliothèque d’histoire de la philosophie », 1999, p. 119, n. 1.

[66] Les deux sources de la morale et de la religion, p. 254.

[67] Ibid.

[68] Ibid., p. 97.

[69] Ibid.

[70] Ibid., p. 233.

[71] Ibid.

[72] Ibid., p. 332.

[73] Ibid., p. 338.

[74] Ibid., p. 270.

[75] Nietzsche, lettre à Malwida von Meysenbug du 20 octobre 1888, citée in Ecce homo, trad. Jean-Claude Hémery, Paris, Gallimard, coll. « Œuvres philosophiques complètes de Nietzsche », t. VIII, 1974, p. 541.