Mysticité et société, ou le problème de la « religion mixte » dans les Deux Sources

Ghislain Waterlot

Université de Genève 

 

 

Je voudrais examiner un problème rarement considéré et qui me paraît essentiel pour la compréhension des Deux Sources. Il s’agit du problème des modalités et des formes d’action du mysticisme, et par conséquent de ses procédés d’insertion dans les sociétés humaines et dans l’histoire. En pensant ce problème, Bergson développe implicitement une théorie du christianisme que bon nombre de théologiens estiment incompatible avec les doctrines théologiques dominantes et accréditées dans les Églises chrétiennes, particulièrement les Églises catholique et orthodoxes[1]. Mais la question de la compatibilité de la doctrine bergsonienne du christianisme avec les doctrines théologiques des Églises chrétiennes, et en particulier avec celle de l’Église catholique romaine, ne sera pas ici une question importante. Le problème qui nous retiendra dans cette étude tient à une difficulté de lecture des Deux Sources en leur ensemble. On a souvent vu dans ce livre une sorte de promotion du mysticisme, et on a pensé que Bergson mesurait tout progrès de l’histoire humaine (quel qu’il soit) à l’aune du mysticisme. À tel point qu’un regard sur la réception des Deux Sources permet de constater plusieurs fois des contresens considérables. Ainsi l’historien des religions Alfred Loisy[2] ou le sociologue Albert Bayet[3] n’ont rien compris – hélas, c’est vraiment le cas de le dire ! – à ce que Bergson entendait par « société close ». Parce que Bergson parlait de « tournoiement sur place »[4] pour l’espèce humaine telle qu’elle a été déposée en quelque sorte par la nature, ils ont cru que les sociétés n’évoluaient pas naturellement pour le philosophe, qu’elles n’avaient pas de mouvement interne. Il suffit pourtant de lire Les Deux Sources sans précipitation ni préjugés : l’auteur y parle très explicitement de la complexification extraordinaire et naturelle des sociétés humaines, de par le seul exercice de l’intelligence, au-delà même de tout ce que la nature aurait pu prévoir, si elle avait prévu quelque chose[5]. Plus précisément, c’est le perfectionnement de l’intelligence au sein des sociétés closes qui a permis à des civilisations puissantes de se constituer avant même que surviennent « morale ouverte » et « religion dynamique », et ainsi de dégager, pour certains individus au moins, la disponibilité sans laquelle on n’aurait jamais pu voir s’affirmer des génies mystiques et donc voir advenir l’ouverture.

Ces génies mystiques, il n’était pas nécessaire qu’ils surviennent. Les choses auraient pu s’en tenir là sur la planète : l’humanité aurait pu être le simple développement de fourmilières humaines admirablement sophistiquées. Mais des génies mystiques sont parus, c’est-à-dire des êtres capables d’entrer en contact, en relation, avec le principe de la vie[6], et d’en être transformés jusque dans leur volonté, donc de ne plus être les mêmes personnes. Chacun d’entre eux devenait comme une espèce à individu unique[7] au terme d’une véritable métamorphose que Bergson a décrite au cœur du troisième chapitre des Deux Sources, dans des pages[8] qui comptent parmi les plus fortes de son œuvre. Par ces êtres qui ont été nommés, au commencement de notre modernité[9], mystiques, l’histoire humaine a changé de sens et des perspectives inouïes (c’est-à-dire qu’on ne pouvait pas attendre du seul développement naturel de l’espèce humaine) sont survenues. Cela ne signifie pas pour autant que Bergson voit l’humanité entière en marche vers sa déification. Pour tout dire, même dans un avenir lointain, il ne pense pas qu’une diffusion universelle et complète de la mysticité soit réalisable[10] ; et plus encore, il pense que l’échec menace fortement l’humanité, au point d’être finalement assez probable bien que non certain[11].

 

Posons-nous donc la question : pourquoi les perspectives merveilleuses que le mystique dévoile à qui est apte à l’entendre (perspectives qui sont celles d’une humanité qui vivrait toute entière de l’amour) ne pourront probablement pas s’épanouir et par conséquent ne pourront pas, en travaillant le monde humain en profondeur, véritablement le transformer ? C’est la question que je souhaite approfondir avec vous.

On peut tout de suite discerner deux raisons fondamentales, articulées l’une à l’autre :

1° l’expérience mystique, sans laquelle il n’y a pas de « morale de l’aspiration »[12] ou de « morale ouverte », est individuelle et exceptionnelle. C’est donc une expérience rare – ce point est important et sa rareté est due aux qualités exceptionnelles que requiert une telle expérience, lorsqu’il s’agit bien entendu de la vivre jusqu’au bout, en suivant un long parcours, et non pas seulement d’éprouver vaguement un état mystique[13] ;

2° pour se répandre, l’expérience mystique doit utiliser des organismes ou des dispositifs sociaux qui la dénaturent inévitablement.

 

On m’objectera immédiatement, et on aura raison, qu’il y a toute une théorie de l’émotion créatrice par laquelle Bergson pense la contagion de l’expérience mystique et sa diffusion parmi les hommes. N’est-ce pas cette théorie qui explique le travail de la mysticité dans l’histoire et le fait qu’elle irrigue la société ? L’objectif, dans cette perspective, ne serait-il pas tout simplement de penser, puis de favoriser une circulation de l’émotion plus assurée et plus aisée, pour que petit à petit toute l’humanité soit gagnée par la joie mystique ? Rien de mieux ni de plus assuré, apparemment, mais c’est précisément ce qui ne marcherait pas à l’échelle sociale élargie – c’est-à-dire à la mesure de toute la société –, et c’est la raison pour laquelle les mystiques, qui ont voulu transformer l’humanité et ont aspiré à travailler de l’intérieur la société (comme le levain dans la pâte pour reprendre une expression théologique chrétienne), ont dû investir les « religions statiques » en place, c’est-à-dire les religions superstitieuses présentes dans toutes les sociétés humaines et qui racontent sans doute « des histoires comparables à celles dont on berce les enfants »[14], mais ont pour vertu d’attacher les hommes à la vie. Après avoir investi ces religions, la mystique les a subverties de l’intérieur. De la sorte, la mysticité a pu atteindre indirectement tout le monde. Mais en même temps, la mystique a dû subir une telle dénaturation que son effet est extraordinairement affaibli dans le discours religieux qui l’exprime.

En outre, elle risque à tout moment d’être pervertie par les exigences de la cohésion sociale, auxquelles les religions statiques sont destinées à répondre, puisqu’avant tout elles renforcent et disciplinent[15], en préparant même éventuellement au combat et en entretenant la haine de l’étranger. C’est la raison pour laquelle d’ailleurs les religions en vigueur, lorsqu’elles ont été plus ou moins imprégnées de mysticité, n’hésitent pas à détourner, si les circonstances l’exigent, la terminologie mystique en vue d’habiller noblement et de rendre acceptable les exigences de la force présidant à la discipline de chaque société, force que Bergson enracine dans un « instinct virtuel » qui assure la cohésion et l’agressivité du groupe face aux autres groupes[16]. C’est la raison pour laquelle, d’ailleurs, l’humanité pourrait parfaitement finir par devenir entièrement étrangère à la mystique, celle-ci n’étant plus qu’un ensemble de mots dont on aurait perdu la signification vivante, un sel affadi qui ne serait plus bon qu’à être foulé aux pieds[17]. La mystique oubliée, la morale ouverte entièrement dévoyée dans des programmes politiques dont le fond véritable serait un nationalisme ou un impérialisme qui ne s’avoueraient pas eux-mêmes, l’humanité deviendrait effectivement et peut-être définitivement une collection de fourmilières hyper-sophistiquées, dont la seule visée serait pour chacune l’efficacité et l’affirmation d’elle-même face aux autres.

Mais tout ce que nous venons d’affirmer ou de suggérer doit être à présent montré.

 

1. La diffusion de l’émotion et ses limites.

 

Commençons par revenir à la question de l’émotion. Les mystiques sont émus par le contact avec le principe de la vie (ce que dans leur vocabulaire ils nomment « l’union à Dieu »). Leur émotion n’est pas une émotion superficielle, comme celles qui suivent des représentations ou les accompagnent[18], mais une émotion des profondeurs, créatrice et génératrice de représentations. Cette disposition à l’émotion que le mystique porte et déploie en lui, émotion qui s’éveille dans l’expérience d’approfondissement radical de l’intériorité, chacun la porte en soi et donc chacun peut virtuellement être touché. Le mystique, par son action et son enthousiasme, dégage d’ailleurs une « atmosphère d’émotion ». Et « si l'atmosphère d'émotion est là, si je l'ai respirée, si l'émotion me pénètre, j'agirai selon elle, soulevé par elle. Non pas contraint ou nécessité, mais en vertu d'une inclination à laquelle je ne voudrais pas résister ».[19] L’enjeu de la diffusion du mysticisme est donc de faire en sorte que l’émotion créatrice rayonne autour du mystique et que de proche en proche, par un épanouissement en chacun de l’émotion créatrice, il gagne un nombre d’êtres humains toujours plus important. Mais comment se produira le rayonnement ? Par la rencontre directe avec un mystique. Il n’aura pas besoin d’exhorter, sa seule action suscitera l’émotion et entraînera des foules[20].

« Foules », le mot est employé à la page 30 des Deux Sources : les « grands hommes de bien » ont « entraîné derrière eux des foules »[21]. Alors ne pourrait-on pas dire que la chose est simple, et que de proche en proche toute l’humanité deviendra nécessairement mystique, parce que la mysticité se propagera comme un feu dévorant, parce qu’il en ira de l’amour mystique comme de la diffusion d’une maladie très contagieuse. De proche en proche, de foule en foule, le mystique obtiendra finalement ce qu’il recherche effectivement : imprimer à l’humanité entière l’élan de vie qui l’anime[22].

Toutefois plusieurs réserves s’imposent qui feront tomber un enthousiasme trop facile.

 

La première réserve, c’est que les héros moraux ou les mystiques sont peu nombreux, et que par conséquent la contagion est lente ; d’ailleurs, même s’il arrive que des foules soient concernées par le travail d’un mystique et de quelques-uns de ses disciples (ainsi François d’Assise et ses proches disciples ont entraîné dans leur sillage, en quelques années seulement, plus de 6 000 personnes), le problème, c’est qu’il y a loin d’une foule à l’ensemble d’une société !

En réalité, il faudrait beaucoup de mystiques pour que le feu gagne des sociétés entières, or il y a peu de mystiques : les grands mystiques sur lesquels Bergson a centré son attention, capables d’endurer cette épreuve extrêmement éprouvante qu’est la métamorphose mystique qui consiste, pour en donner une définition extrêmement condensée, en un renoncement radical à soi par pur amour de Dieu[23], sont exceptionnellement rares. Cette rareté fait qu’il y a peu de relations directes : peu nombreux sont ceux qui ont eu l’occasion de rencontrer sur leur chemin un mystique véritablement accompli. On pourrait répondre que cela n’est pas bien grave, dans la mesure où la contagion peut se faire par les disciples, de même que les maladies se transmettent très largement alors qu’il y a au départ très peu de porteurs. Mais il n’en est pas de la diffusion du mysticisme comme d’une épidémie, car si les personnes contaminées par la maladie sont aussi malades que le contaminant, les disciples d’un mystique ne sont presque jamais aussi mystiques que leur maître. Les grands mystiques sont d’ailleurs conscients que l’élan qu’ils transmettent est « déjà affaibli » chez leurs disciples[24]. Et c’est d’ailleurs pourquoi chaque grand mystique, répétons-le, est comme une espèce à individu unique, et non pas une espèce qui grandit par la reproduction et la descendance.

Nous touchons là un point capital. « Le mysticisme pur est une essence rare »[25]. Il faut des dispositions exceptionnelles pour obtenir un contact et finalement une coïncidence partielle avec le principe de la vie. Le grand mystique vit d’une vie divine, avant laquelle il est passé par une transformation de soi qui est une véritable odyssée dont certains aspects sont effrayants, puisqu’il s’agit au fond de briser la nature en soi. Ce que Bergson a appelé oralement : « se rendre digne d’une grâce »[26]. Il faut traverser l’épreuve de la destruction de l’amour de soi, donc passer par la destruction de la nature en soi même ou destruction de sa propre nature[27], pour devenir l’instrument de Dieu (adjutores dei). Bien sûr, très peu d’êtres humains en sont capables. « L’effort (les) briserait » écrit Bergson[28]. Si bien que si, quand le grand mystique parle, « il y a, au fond de la plupart des hommes, quelque chose qui lui fait imperceptiblement écho »[29], il ne suscite pas chez la plupart une « suivance » (Nachfolge)[30] véritable (il n’en fait pas des disciples) parce que la plupart sont incapables de vouloir le suivre et donc ne peuvent dépasser le stade de la velléité. Les hommes que nous sommes ne sont pas et ne peuvent être, dans leur très grande majorité, à la hauteur de l’exigence[31].

On objectera que dans les Évangiles on trouve des passages dans lesquels il est dit que le Christ, d’un seul mot, fait que des disciples le suivent. Ainsi par exemple on lit dans l’évangile de Marc (1.16-18) : « Il (Jésus) vit Simon et André (et) leur dit : “Venez à ma suite, et je ferai de vous des pêcheurs d’hommes”. Laissant aussitôt leur filet, ils le suivirent »[32] ; manière propre à l’évangéliste de dire que le mystique n’a pas besoin d’exhorter et que sa simple présence est un appel. Mais on trouverait aussi bien d’autres passages où il est dit que de nombreux disciples quittent Jésus ! Par exemple chez Jean (6.51-66), où l’évangéliste montre Jésus en train de déclarer qu’il est le pain vivant et qu’il faut le manger ; manière imagée, ou plus exactement mystique, de dire : “Laissez-vous habiter par Dieu, faites que vous soyez l’instrument de Dieu”, puisque Jésus se présente comme celui qui ne fait que la volonté du Père et en lequel le Père habite. Manger « le pain vivant qui descend du ciel » constitue l’ouverture de la transformation mystique, qui culmine dans l’habitation divine. Dieu habite en Jésus, il habitera en ceux qui se nourrissent de Jésus. Or Jean écrit à ce moment précis : « Après l’avoir entendu, beaucoup de ses disciples commencèrent à dire : “Cette parole est rude ! Qui peut l’écouter ?” » ; et il ajoute juste après : « Dès lors, beaucoup de ses disciples s’en retournèrent et cessèrent de faire route avec lui ».[33] Il y a donc une véritable résistance à l’aspiration mystique, qui constitue la deuxième réserve à ce que nous disions initialement du travail de l’émotion, résistance dont les formes sont à la fois interne et externe.

 

La résistance interne est celle qui a les causes les plus profondes : il faut en effet une idiosyncrasie très particulière pour être un mystique complet, un grand mystique. Tout comme il y a peu de créateurs géniaux dans les arts ou dans les sciences. Bergson soutient la thèse de la disposition mystérieuse, du génie et l’applique à la mystique (contre Bremond et contre Loisy qui défendent l’idée d’un panmysticisme[34]). Il faut donc être attentif à ne pas être dupe d’une lecture trop hâtive de certains passages des Deux Sources, en particulier dans le troisième chapitre (pages 249 et 250) et dans le quatrième chapitre, où il est question de la technique qui vient en relais et en soutien de la mystique : la technique doit peut-être permettre aux yeux de Bergson une disponibilité de tous à l’appel mystique, mais cela ne veut pas dire, même si plus personne n’était écrasé par le besoin ou fasciné par le désir du luxe qui est venu se greffer sur la technique et détourner le machinisme de sa véritable destination[35], que tous nous deviendrions mystiques ! Cela veut seulement dire que nous pourrions être susceptibles d’entendre librement la parole mystique, mais il faudrait encore accomplir bien du chemin. Comme le dit Bergson, lorsque nous sommes disponibles, si les mystiques parlent « nous pouvons ne pas entendre distinctement leur voix ; l’appel n’en est pas moins lancé ; quelque chose y répond au fond de notre âme »[36]. Mais comment être atteint par l’appel s’il y a peu de mystiques et relativement peu d’émules (dont de toutes façons la voix serait peut-être trop faible pour susciter suffisamment l’émotion en nous) ?

 

2. La religion mixte, bienfaisante et dangereuse.

 

Le moyen d’être atteint, c’est le truchement d’un dispositif qui fait entendre partout, mais indirectement, la voix des grands mystiques. Ce dispositif, c’est la religion explique Bergson, c’est-à-dire les dispositifs ecclésiaux et communautaires par lesquels le mysticisme se vulgarise ou diffuse son parfum. Puisque la mystique chrétienne est considérée par Bergson comme étant la seule mystique complète[37], cela veut dire que, lorsqu’il parle de religion à propos des mystiques disciples du Christ, il parle des différentes formes de christianisme. Le mysticisme n’est pas une religion, mais il a besoin de la religion pour diffuser quelque chose de lui-même.

Il apparaît alors que les christianismes sont les dispositifs mis en place par des spirituels ou leurs émules et, d’après les apôtres, voulus par le Christ lui-même – mais c’est bien entendu le Christ tel que le présentent les Écritures, donc c’est ce que l’on écrit du Christ deux générations après son existence –, afin que la parole mystique atteigne toute la société.

Pour cela, comme nous le disions en commençant, la mysticité à dû consentir à habiter des formes héritées de la productivité religieuse de la « fonction fabulatrice »[38], donc les formes des « religions statiques ». Pour se faire accepter des masses, la parole mystique a été mélangée à des croyances superstitieuses et donc le christianisme est imprégné « des rites, des cérémonies, des croyances même de la religion que nous appelions statique ou naturelle »[39]. En mélangeant son message nouveau à des formes anciennes, le mysticisme a pu devenir en quelque sorte populaire. Mais dans ce travail d’insertion, il a fallu aussi renoncer à l’émotion elle-même pour la transcrire en langage et en images, en doctrine enfin. Le mysticisme transposé en religion chrétienne et donc en produit de l’intelligence ne suscite plus l’émotion, parce que dans le rite d’une Église, il n’est plus une réalité vivante et en acte, une émotion qui s’exprime et l’enthousiasme d’une marche en avant, mais un discours et un mime. On prend l’attitude, on fait comme si on était imprégné par le cœur vivant du discours. Mais en réalité il n’y a pas d’émotion, seulement « des formules qui en sont le résidu, et qui se sont déposées dans ce qu’on pourrait appeler la conscience sociale au fur et à mesure que se consolidait, immanente à cette émotion, une conception nouvelle de la vie ou mieux une certaine attitude vis-à-vis d’elle. »[40] C’est donc « la cendre » du mysticisme qui est présente partout à travers la religion. Et la cendre ne chauffe pas un foyer, manière imagée de dire que les seules paroles de la doctrine chrétienne, en tant qu’elles sont dites et répétées, n’enthousiasment pas les âmes (si c’était le contraire qui était vrai, cela se saurait…).

Est-ce à dire pour autant qu’elles sont sans efficace ? Non, et pour deux raisons assez différentes.

La première, c’est qu’elles peuvent toujours atteindre une âme qui est prédisposée et qui n’aura besoin que d’une suggestion pour que l’émotion survienne et la vie mystique commence : « Il arrive à des formules presque vides de faire surgir ici ou là, véritables paroles magiques, l'esprit capable de les remplir »[41].

La deuxième raison, c’est que « la religion mixte »[42] qui voit le jour est une religion qui contient en elle la force de pression immanente à toute morale close et toute religion statique. Les paroles mystiques empruntent donc un peu de force de pression à la religion statique ; et c’est pourquoi le mysticisme a obtenu de toute l’humanité, ou tout au moins de toutes les sociétés où les christianismes – ou d’autres formes de mysticisme – ont pénétré de manière durable, certaines choses. Car toute l’humanité, et donc chaque société, est soumise à la pression de l’obligation sociale. S’il faut rencontrer un mystique pour que l’émotion jaillisse plus ou moins et qu’une transformation réelle s’esquisse en nous, il n’y a rien d’autre à faire qu’à se laisser aller aux habitudes sociales pour que certaines aspirations mystiques prennent corps, si ces aspirations sont insérées dans les dispositifs sociaux naturels (donc dans des religions naturelles[43]). C’est pourquoi certaines attitudes d’origine mystique, compatibles avec les règles sociales d’ordre et de cohésion, peuvent avoir prise sur tous.

En fait la principale rupture dans l’histoire humaine qu’a produite la vie mystique, c’est l’aspiration à une fraternité de tous les humains. On sait que cette fraternité est loin d’être réalisée, et qu’elle est peut-être irréalisable dans les conditions qui sont celles de cette planète et de notre espèce, mais par l’intermédiaire des religions de pression, il en est tout de même passé quelque chose, qui est la honte que l’on éprouve face à la barbarie. On continue bien sûr de faire la guerre, mais on n’ose plus se vanter des massacres qu’elle occasionne ou rend possible, écrit Bergson. « Le christianisme a mis fin à certains crimes ou tout au moins obtenu qu’on ne s’en vantât pas »[44].

La « religion mixte », religion statique subvertie par l’immixtion du mysticisme, est donc nécessaire pour faire en sorte que tous aient entendu parler de la vie mystique. Et en outre, elle n’est pas entièrement dépourvue d’efficacité. Elle travaille à une réceptivité du mysticisme et elle obtient par pression la réforme d’un certain nombre de comportements naturels. Sur le plan global, c’est-à-dire sur le plan de toute l’humanité, c’est tout ce qu’elle obtient et elle ne peut obtenir davantage. C’est parce que les mystiques chrétiens se sentent de l’intérieur appelés à la propagande (et d’après Bergson c’est à cause des prophètes juifs qui ont préparé en partie la spécificité du Christ par « la passion de la justice » qui les animait[45]), qu’ils en appellent à la création d’une « religion mixte » sans laquelle ils demeureraient nécessairement réduits à n’atteindre qu’une petite partie de l’humanité. En d’autres termes, les mystiques rêvent nécessairement d’une Terre entièrement bouleversée par l’amour de Dieu, et par là le mysticisme est pourvu en lui-même d’une dimension politique. Il en appelle donc à une religion mixte.

Toutefois celle-ci peut tout à fait se retourner contre le mysticisme. Assurément Bergson pense que cette religion mixte est nécessaire et que c’est une raison de la défendre et même de la promouvoir. Ainsi il répond positivement au Père Antonin-Dalmace Sertillanges[46] quand celui-ci, lors d’une rencontre avec Bergson en 1940, souligne l’importance de la présence sociale de l’Église catholique pour la transmission du message du Christ : « Le Christ agit historiquement par l’Église. Son Évangile est socialisé, et c’est ce qui en fait l’efficace » déclare le dominicain. Et Bergson lui aurait répondu : « De cela je ne doute en aucune façon ». Il avait d’ailleurs écrit dans les Deux Sources, à la page 227, qu’il ne faut pas « déprécier des religions qui, nées du mysticisme, ont généralisé l'usage de ses formules sans pouvoir pénétrer l'humanité entière de la totalité de son esprit. » Mais d’un autre côté, la religion mixte constitue une menace. Bergson n’évoque pas Dostoïevski et son « grand inquisiteur ». Il y pensait sûrement puisqu’il évoque directement dans les Deux Sources un autre passage des Frères Karamazov[47]. Mais à vrai dire il ne produit jamais une critique en règle de l’institution et du clergé : il se contente d’allusions. Pourtant, une « religion mixte » dépend nécessairement aussi de la cité et de ses exigences, et elle peut parfaitement soumettre ou plier les principes de la mysticité aux besoins de cette cité. Elle le fait d’ailleurs régulièrement, et particulièrement en situation de guerre. On peut lire par exemple dans le narthex de l’église de Cassel, dans les monts des Flandres françaises près desquels se trouvait le front entre 1914 et 1918, une plaque commémorative sur laquelle est écrit : « le Maréchal Foch est venu souvent en ce sanctuaire invoquer le Dieu des armées et a dit cette parole mémorable : “c’est votre Église qui a gagné la bataille” ». Le Dieu de Jésus-Christ est ainsi ravalé au « Dieu des armées », dont sans doute on pouvait trouver des mentions dans certains livres de l’Ancien Testament, mais certainement pas dans les Évangiles. Par là le mysticisme, détourné et même parfois perverti, passe pour un impérialisme ou pour l’instrument de la promotion des causes nationales, et tombe sous la critique d’Ernest Seillière évoquée à la fin des Deux Sources, selon qui « les ambitions nationales s’attribuent des missions divines » et « l’ “impérialisme” se fait ordinairement “mysticisme” »[48]. Car on a vite fait de passer de la cause du salut public à l’affirmation de la volonté de puissance.

 

3. L’avenir incertain de la mystique et de l’humanité

 

Ainsi la diffusion du mysticisme et son avenir ne sont pas du tout assurés. Outre son exposition aux contrefaçons que nous venons d’évoquer, le mysticisme authentique peine à pouvoir s’affirmer et se diffuser dans la mesure où nous y sommes naturellement peu accessibles. S’il n’y a pas davantage de mystiques qui surgissent, dans un monde où leur voix serait théoriquement plus facilement entendue parce que beaucoup plus d’hommes aujourd’hui qu’autrefois sont en état de se sentir matériellement libres s’ils savent se contenter du nécessaire ; s’il n’y a pas un programme d’éducation, dont Bergson trace les linéaments à la fin du chapitre 1[49], qui viendrait relayer par une autre voie la « religion mixte » en disposant les esprits à la mysticité et en suscitant le fond d’émotion par une morale de l’exemple ; s’il n’y a donc ni l’une ni l’autre de ces deux conditions, on peut penser que le plus probable est une mort progressive de la mysticité, qui rejoindra peut-être le sort des hiéroglyphes attendant silencieusement, durant quelques millénaires, le Champollion capable de les déchiffrer et de les ramener à la vie. Si nous vivons, nous autres hommes dits “modernes” ou “post-modernes”, dans le cadre d’une tendance qui tourne le dos à la mysticité, c’est-à-dire dans la frénésie pour la technique et pour les dispositifs qui nous permettent d’accroître constamment la production des biens et des richesses, il n’est pas exclu qu’un jour une autre tendance, par laquelle l’homme se tournerait à nouveau vers son intériorité, revienne et tende à s’imposer. Mais pour que tout ne soit pas à refaire, pour que l’histoire humaine ne soit pas simplement un mouvement de balancier mais plutôt une spirale tendanciellement ascendante[50], encore faut-il que la mysticité sache se conserver ou conserver suffisamment d’elle-même pour ce qui adviendra après le temps où elle aura été éclipsée.

Le problème d’une mysticité dont le seul appui est une religion mixte dont l’audience est devenue incertaine et qui, en plus, constitue une menace de dénaturation pour la mysticité elle-même, c’est qu’elle risque éventuellement de disparaître. La pérennité de la mysticité n’a rien d’assurée, en fait, dans la pensée de Bergson. Or, et en cela réside tout le problème, la mysticité est ce par quoi passe l’ouverture. Par conséquent, il est parfaitement possible que, dans les siècles qui viennent, l’humanité oublie l’ouvert. Un tel oubli aurait pour effet d’interdire définitivement sur notre planète, décidément trop « réfractaire », la possibilité d’accomplir « la fonction essentielle de l’univers, qui est une machine à faire des dieux »[51].

 

 


[1] Pour un exemple récent dans le monde catholique, lire l’article du dominicain Camille de Belloy, « Le philosophe et la théologie » paru dans Bergson et la religion. Nouvelles perspectives sur Les Deux Sources de la morale et de la religion (Paris, PUF, 2008, G. Waterlot éd.). L’auteur de l’article, choqué par le rapport que Bergson établit à ses yeux entre philosophie et théologie, reprend et actualise la thèse qu’Étienne Gilson a soutenu dans le livre éponyme, dont la première édition date de 1960. La position de Camille de Belloy reflète manifestement l’avis d’une partie, mais d’une partie seulement, du monde des théologiens catholiques contemporains.

[2] Y a-t-il deux sources de la religion et de la morale ?, Paris, Nourry, 19342.

[3] « Morale bergsonienne et sociologie », Annales sociologiques, Série C, Fascicule 1, 1935, p. 1-51.

[4] Deux Sources (désormais DS), page 196 et page 332 (« stationnement collectif »). Voir aussi L’Évolution créatrice, page 105 où il est question d’un « piétinement sur place ». Ou encore L’Énergie spirituelle, page 24.

[5] DS, p. 333.

[6] Que dans les religions judéo-chrétiennes et musulmanes on nomme Dieu.

[7] DS, p. 97.

[8] Les p. 243 à 249.

[9] Ainsi que l’a montré Michel de Certeau, mystique cesse d’être seulement un adjectif qui qualifie une certaine sorte de théologie, la théologie mystique précisément, et devient un substantif désignant des personnes au parcours spirituel singulier et extrême aux XVIe et XVIIe siècles. Voir à ce sujet La fable mystique, Paris, Gallimard, 1982 et l’article « Mystique », dans l’Encyclopædia Universalis, dont il est l’auteur. Cela ne signifie pas, bien sûr, qu’il n’y a pas eu de « mystiques » avant le XVIe siècle, mais qu’on se rapportait différemment à eux (et eux à eux-mêmes) et que leur manière d’être était considérée avec un autre regard.

[10] DS, pages 97, 249 et 333. À la page 249, Bergson explique que c’est la nécessité de la lutte contre la nature qui, d’abord, ferme à beaucoup d’êtres humains la possibilité d’être concerné par la vie mystique (et donc par une autre orientation de la vie) ; et à la page 333 il dit clairement (comme à la page 226) que même si l’obstacle matériel disparaissait, l’appel mystique ne pourrait pourtant recevoir une réponse complète de la part de tous, dans la mesure où l’exigence mystique (les implications de l’appel) serait trop rude et peu seraient capables de pleinement l’assumer et la vivre.

[11] J’ai abordé cette question dans un article paru dans les Annales bergsoniennes IV (Paris, PUF, 2008), et intitulé « Doutes sur l’humanité : du “succès unique, exceptionnel” de la vie dans L’Évolution créatrice au “succès si incomplet et si précaire” dans Les Deux Sources », p. 379-395.

[12] DS, p. 49.

[13] Sur le caractère extrême de ce que l’on pourrait nommer l’épreuve mystique, voir Ghislain Waterlot, « Mystique et éthique » in Bulletin du Centre protestant d’études, p. 2-35.

[14] DS, p. 223.

[15] DS, p. 212.

[16] DS, p. 227 : « Le contraste est frappant (…) quand des nations en guerre affirment l’une et l’autre avoir pour elles un dieu qui se trouve ainsi être le dieu national du paganisme, alors que le Dieu dont elles s’imaginent parler est un Dieu commun à tous les hommes, dont la seule vision par tous serait l’abolition immédiate de la guerre. »

[17] Matthieu 5.13.

[18] DS, p. 40.

[19] DS, p. 45.

[20] DS, p. 30.

[21] C’est nous qui soulignons.

[22] DS, p. 249.

[23] Bergson parlera, reprenant une expression de Söderblom, de « don total et mystérieux de soi-même » (DS, p. 239).

[24] Ce que montrent parfaitement les Évangiles dans la description du rapport des apôtres à Jésus de Nazareth ; Évangiles auxquels il est permis de se rapporter dans la mesure où le Christ est le modèle des mystiques complets pour Bergson.

[25] DS, p. 225. On lit aussi à la même page : « On le rencontre le plus souvent à l’état de dilution (…) En le définissant par sa relation à l'élan vital, nous avons implicitement admis que le vrai mysticisme était rare. ».

[26] Cf Jacques Chevalier, Entretiens avec Bergson, Paris, Plon, 1959, p. 100 (entretien du 15 juillet 1928).

[27] L’amour de soi étant essentiel à l’être humain, comme Jean-Jacques Rousseau l’avait parfaitement vu.

[28] DS, p. 226.

[29] Idem.

[30] Expression du théologien luthérien allemand Dietrich Bonhoeffer exécuté par les nazis en 1945, à l’âge de 39 ans.

[31] C’est très précisément ce que veut dire Dostoïevski dans le fameux texte intitulé « Le grand inquisiteur », au cœur de son roman Les Frères Karamazov.

[32] Traduction œcuménique de la Bible (TOB).

[33] On pourrait encore citer le passage (6.26) où Jean fait dire à Jésus que si des foules le suivent ainsi, c’est parce qu’elles reçoivent à manger (du pain et du poisson), et non pas par amour de Dieu.

[34] L’abbé Bremond, auteur de la monumentale Histoire littéraire du sentiment religieux et l’exégète Alfred Loisy, collègue de Bergson au Collège de France, ont été en débat avec le philosophe sur la question du mysticisme après la publication des Deux Sources. Ils défendent l’idée selon laquelle le mysticisme serait facilement accessible à presque tous. Voir en particulier l’ouvrage

[35] DS, p. 249.

[36] DS, p. 67.

[37] DS, p. 240 : « Le mysticisme complet est en effet celui des grands mystiques chrétiens ».

[38] Tout le deuxième chapitre est consacré à expliquer la genèse et à suivre les effets de la « fonction fabulatrice », puissance suscitée par l’instinct au cœur de l’intelligence et qui produit spontanément des représentations fantasmatiques idéo-motrices qui vont faire la substance de ce que l’on a nommé « religion ». La production première de la « fonction fabulatrice » est celle de « présences efficaces » dont les êtres humains ont peuplé spontanément la nature afin d’assurer mieux leur action et leur insertion dans la société. La fonction fabulatrice est à la racine des « religions statiques » qui sont foncièrement superstitieuses.

[39] DS, p. 252.

[40] DS, p. 47.

[41] DS, p. 228.

[42] DS, p. 227.

[43] DS, p. 217.

[44] DS, p. 297.

[45] DS, p. 255.

[46] Antonin-Dalmace Sertillanges, Avec Henri Bergson, Paris, Gallimard, « Collection Catholique », 1941, 59 p. ; rééd. Mons, Sils-Maria Éd., « Les Fac-similés », 2002 ».

[47] Dans le premier chapitre, à la page 76, lorsqu’il écrit « posons-nous la fameuse question : “Que ferions-nous si nous apprenions que pour le salut du peuple, pour l’existence même de l’humanité, il y a quelque part un homme, un innocent, qui est condamné à subir des tortures éternelles ?” », il évoque en fait la question posée par Ivan à son frère Aliocha dans Les Frères Karamozov à la fin du chapitre intitulé « La révolte ».

[48] DS, p. 331.

[49] DS, p. 99-103.

[50] Comme Bergson l’envisage en proposant, à la fin du quatrième chapitre des Deux Sources, comme clé de lecture de l’histoire humaine, la « loi de dichotomie et de double frénésie ».

[51] DS, p. 338.