Figures de l’homme de L’Évolution créatrice aux Deux Sources[*1]
Caterina ZANFI
Dans L’Évolution créatrice Bergson offre une définition de l'espèce humaine dans le cadre de l'évolution de la vie : par rapport au reste des vivants, l'homme est caractérisé notamment par l'intelligence, faculté qui lui permet de produire des outils. L'élaboration d'une philosophie de la technique est donc étroitement liée aux problèmes anthropologiques qui, à partir de son ouvrage de 1907, occupent une place croissante dans la pensée de Bergson, jusqu’aux Deux sources de la morale et de la religion – publié vingt-cinq ans plus tard. Il y développera la vision d’une humanité supérieure, sans de nouveau négliger la question de la technique, abordée à partir du problème de la frénésie moderne de la mécanique. L'industrialisme est présenté dans Les Deux Sources d’une manière beaucoup plus problématique et sombre qu'il ne put l'être dans L’Évolution créatrice, ce qui impose de questionner les enjeux philosophiques d'une telle évolution dont j’essayerai de rendre compte à partir de la présentation des différentes figures de l'homme que propose Bergson dans ces deux ouvrages, tout en suivant le fil rouge de sa philosophie de la technique.
Dans L’Évolution créatrice la fabrication est présentée en tant qu’élément de distinction entre l’animalité et l’humanité, ce qui témoigne du primat d’une autre faculté sur l’instinct: l’intelligence fabricatrice. Notre espèce est dès son origine caractérisée par la fabrication d’outil: « À quelle date faisons-nous remonter l'apparition de l'homme sur la terre ? Au temps où se fabriquèrent les premières armes, les premiers outils. » [2]
Libérée de son lien traditionnel à la connaissance, l’intelligence est réinterprétée à partir du discours métaphysique sur l’évolution de la vie. La priorité de son rôle pratique, lié à la fabrication, « suppose » des transformations « radicales » soit dans le domaine épistémologique, déjà traité depuis l’Essai sur les données immédiates de la conscience, soit dans le domaine anthropologique. Bergson reprend l’image classique de l’Homo faber, rendue célèbre par les auteurs de la Renaissance italienne au XVème siècle, et l’insère dans l’histoire de l’évolution et dans la paléoanthropologie :
Si nous pouvions nous dépouiller de tout orgueil, si, pour définir notre espèce, nous nous en tenions strictement à ce que l'histoire et la préhistoire nous présentent comme la caractéristique constante de l'homme et de l'intelligence, nous ne dirions peut-être pas Homo sapiens, mais Homo faber. En définitive, l'intelligence, envisagée dans ce qui en paraît être la démarche originelle, est la faculté de fabriquer des objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils et, d'en varier indéfiniment la fabrication. [3]
L’intelligence se présente en somme comme une modalité de l’espèce humaine pour intervenir sur la matière inerte par des outils, de la même façon dont les animaux maîtrisent par l’instinct leurs instruments organiques - ongles, becs, antennes, cornes, et autres appendices. L’outil est donc au service d’une tactique vitale, résultat d’une fonction biologique de production de l’artificiel afin d’accroître la capacité d’action et les possibilités d’un succès au sein de l’évolution. « L'invention mécanique – écrira Bergson encore dans Les Deux Sources - est un don naturel. » [4]
L’outil confère à l’homme une dimension organique supérieure, « étant un organe artificiel qui prolonge l'organisme naturel. » [5] Et encore, observe-t-il:
toutes les forces élémentaires de l'intelligence tendent à transformer la matière en instrument d'action, c'est-à-dire, au sens étymologique du mot, en organe. La vie, non contente de produire des organismes, voudrait leur donner comme appendice la matière inorganique elle-même, convertie en un immense organe par l'industrie de l'être vivant. [6]
Il est ici important de souligner que cette nouvelle lecture de l'outil représente une acquisition définitive pour la pensée de Bergson, qu'il confortera dans Les Deux Sources :
Si nos organes sont des instruments naturels, – écrira-t-il en 1932 – nos instruments sont par là même des organes artificiels. L'outil de l'ouvrier continue son bras ; l'outillage de l'humanité est donc un prolongement de son corps. La nature, en nous dotant d'une intelligence essentiellement fabricatrice, avait ainsi préparé pour nous un certain agrandissement. [7]
L’analogie entre organe et outil, le premier étant un instrument naturel et le second un organe artificiel, fait de l’invention et de la production d’instruments techniques une fonction biologique : de ce point de vue, Bergson propose une vision « continuiste » de la technique et de la culture humaine en générale, et – comme l’a remarqué Canguilhem [8] – renverse ainsi le rapport traditionnel entre machine et organisme, puisqu’il inscrit le mécanique dans l’organique.
Le caractère presque zoologique de la technique représentant la capacité de déléguer certains efforts aux outils et aux machines permet à l’homme d'accéder à un niveau de liberté inconnu du règne animal. Libérés de leur rigidité anatomique, les outils inorganiques fabriqués par l’homme gagnent en mobilité et « souplesse ». Ils ouvrent ainsi l’horizon humain à un champ de possibilités indéfinies : « Pour chaque besoin [que l’instrument fabriqué] satisfait, il crée un besoin nouveau, et ainsi, au lieu de fermer, comme l'instinct, le cercle d'action où l'animal va se mouvoir automatiquement, il ouvre à cette activité un champ indéfini où il la pousse de plus en plus loin et la fait de plus en plus libre. » [9]
Né de l’insuffisance des moyens naturels de l’homme pour se défendre des ennemies, du froid et de la faim, l’intelligence finit presque paradoxalement par devenir un avantage du point de vue évolutif. Orientée vers l’hésitation et la possibilité de choix, tournée non pas vers les choses ou la matière mais vers leurs rapports et leurs formes, extérieure et vide, l’intelligence est, en raison même de ses apparents désavantages, extensible indéfiniment :
cette connaissance toute formelle de l'intelligence a sur la connaissance matérielle de l'instinct un incalculable avantage. Une forme, justement parce qu'elle est vide, peut être remplie tour à tour, à volonté, par un nombre indéfini de choses, même par celles qui ne servent à rien. De sorte une connaissance formelle ne se limite pas à ce qui est pratiquement utile, encore que ce soit en vue de l'utilité pratique qu'elle a fait son apparition dans le monde. [10]
L’animal est au contraire incapable avec son instinct de sortir de l’habitude et de la routine :
en tirant sur sa chaîne il ne réussit qu'à l'allonger. Avec l'homme, la conscience brise la chaîne. Chez l'homme, et chez l'homme seulement, elle se libère. [L’homme a été capable] de créer avec la matière, qui est la nécessité même, un instrument de liberté, de fabriquer une mécanique qui triomphât du mécanisme, et d'employer le déterminisme de la nature à passer à travers les mailles du filet qu'il avait tendu. [11]
L’Homo faber est donc d’une part en continuité avec le reste des vivants. Mais il s’en détache, d’autre part, par un saltus, un saut brusque [12], qui fait de lui un succès unique et exceptionnel remporté par la vie à un certain stade de son évolution.
L’intelligence est responsable d’une telle réussite : « Un être intelligent porte en lui de quoi se dépasser lui-même. » [13]. L’intelligence ne se borne pas de fait à fabriquer des instruments pour maîtriser le monde matériel, mais elle permet également à l’humanité de distraire son attention de l’action mécanique, et de déployer ainsi des possibilités spirituelles plus élevées. L’effet ultime de l’intelligence et de la fabrication est donc la comparaison d’idées nouvelles et de sentiments nouveaux : « Tout se passe enfin comme si la mainmise de l'intelligence sur la matière avait pour principal objet de laisser passer quelque chose que la matière arrête. » [14]
L'homme se distingue donc des autres vivants par sa façon de disposer de la conscience. La conscience ou « supraconscience » [15], qui pénètre la matière en créant le courant vital, s'endort dans les organismes dépourvus de système nerveux condamnés à la torpeur et à l'automatisme ; chez les animaux doués de système nerveux, la conscience est par contre proportionnelle à la complexité des connexions entre apparat sensoriel et voies motrices, c'est-à-dire à la complexité du cerveau et aux possibilités de choix et de création qu'elle ouvre [16].
Même si la conscience est indissociable de l'activité cérébrale, elle demeure irréductible à une structure physiologique pure : le cerveau humain est en effet différent de celui des autres animaux, bien que physiologiquement il ressemble fortement à celui des primats supérieures. Bergson écrit:
Le cerveau humain est fait, comme tout cerveau, pour monter des mécanismes moteurs et pour nous laisser choisir parmi eux, à un instant quelconque, celui que nous mettrons en mouvement par un jeu de déclic. Mais il diffère des autres cerveaux en ce que le nombre des mécanismes qu'il peut monter, et par conséquent le nombre des déclics entre lesquels il donne le choix, est indéfini. Or, du limité à l'illimité il y a toute la distance du fermé à l'ouvert. Ce n'est pas une différence de degré, mais de nature. [17]
Pour la première fois, Bergson utilise ici l'idée d'ouverture pour distinguer le cerveau humain de celui de l'animal ; le terme sera repris dans un nouveau sens dans Les Deux Sources, où il indiquera la dimension dans laquelle les sociétés humaines accèdent à une morale universelle, au contraire des sociétés closes, sorties des mains de la nature, plus semblables à celles des animaux.
L’homme, qui représente le bouleversement majeur de l’évolution, pourrait donc être identifié à « la raison d'être de l'organisation entière de la vie sur notre planète. Mais ce ne serait là qu'une manière de parler. » [18] La place singulière de l’homme n’est pas prédestinée. Aucun anthropocentrisme est admis : si Bergson parle de l’homme comme « terme » et « but » de l’évolution [19], celui-ci ne signifie aucunement la fin prédéterminée de la nature. Au contraire, l’homme représente la continuation indéfinie du mouvement vitale, le seul être vivant dont la conscience ait « sauté l’obstacle » [20], le résultat le plus audacieux produit par l’élan vital :
la vie apparaît globalement comme une onde immense qui se propage à partir d'un centre et qui, sur la presque totalité de sa circonférence, s'arrête et se convertit en oscillation sur place : en un seul point l'obstacle a été forcé, l'impulsion a passé librement. C'est cette liberté qu'enregistre la forme humaine. Partout ailleurs que chez l'homme, la conscience s'est vu acculer à une impasse; avec l'homme seul elle a poursuivi son chemin. L'homme continue donc indéfiniment le mouvement vital. [21]
Ce qui n’empêche que l’homme soit un « accomplissement inachevé ». La faculté qui détermine plus que toutes autres sa nature, à savoir l’intelligence fabricatrice, porte en soi une ambiguïté qui reflète celle de l’existence humaine elle-même : si, d’un côté, l’intelligence est ce qui permet à l’homme de se dépasser soi-même, d’un autre côté, elle représente le summum de l’adaptation à la matière [22] et est donc caractérisée par une « incompréhension naturelle de la vie » [23]. L’homme s’est débarrassé grâce à elle du poids de l’automatisme, mais il y a aussi sacrifié presque complètement l’intuition.
L’humanité actuelle paraît ainsi incomplète et imparfaite par rapport à une humanité supérieure, qui développerait les potentiels de l’intuition de façon équilibrée avec l’intelligence :
Une humanité complète et parfaite serait celle où ces deux formes de l'activité consciente atteindraient leur plein développement. Entre cette humanité et la nôtre on conçoit d'ailleurs bien des intermédiaires possibles, correspondant à tous les degrés imaginables de l'intelligence et de l'intuition. Là est la part de la contingence dans la structure mentale de notre espèce. Une évolution autre eût pu conduire à une humanité ou plus intelligente encore, ou plus intuitive. En fait, dans l'humanité dont nous faisons partie, l'intuition est à peu près complètement sacrifiée à l'intelligence. [24]
Dans L’Évolution créatrice, la place de l’homme dans la nature n’est pas uniquement définie de façon positive, par la distance qu’il marque au regard des lignes évolutives qui le précèdent, mais aussi de façon négative, par ses déficiences face à l’homme supérieur, celui qui représente la fin virtuellement présente dans l’évolution et non encore réalisée :
on aurait tort de considérer l'humanité, telle que nous l'avons sous les yeux, comme préformée dans le mouvement évolutif. […] Tout se passe comme si un être indécis et flou, qu'on pourra appeler, comme on voudra, homme ou sur-homme, avait cherché à se réaliser, et n'y était parvenu qu'en abandonnant en route une partie de lui-même. [25]
L’homme serait donc une sorte de “projet inabouti”, un succès « incomplet » et « précaire » [26] : « Ce n'est pas par l'intelligence, ou en tout cas avec l'intelligence seule » [27], que l’humanité pourra remonter à la source de l'élan vital et en reprendre le mouvement.
L'idée d’un dépassement de l’humanité évoqué dans L’Évolution créatrice est reprise et développée dans Les Deux Sources où figurent avec une importance croissante les indications pour sa possible réalisation. L'humanité suit donc une vocation qui sur le plan cosmologique correspond au prolongement indéfini de l'élan vital, dont l’expression la plus haute consiste en la liberté et en la créativité de quelques hommes singuliers.
Déjà dans la conférence intitulée La conscience et la vie de 1911, Bergson fait un pas en avant dans la définition de la destinée de l’humanité en indiquant, comme triomphe de la vie, la création, notamment la création de soi par soi chez les « moralistes », chez les « grands hommes de bien » [28]. Le point de vue du moraliste s’impose ainsi à côté de celui de l’intuition artistique et philosophique comme expression la plus haute de la création vitale.
De même, dans l'ouvrage de 1932 les grands hommes d’action, les héros, les saints et les mystiques font figure d’exemple pour transcender la forme commune de l’humanité et révèlent ainsi le sens de l’évolution : « on ne comprend l'évolution de la vie, abstraction faite des voies latérales sur lesquelles elle s'est engagée par force, que si on la voit à la recherche de quelque chose d'inaccessible à quoi le grand mystique atteint. Si tous les hommes, si beaucoup d'hommes pouvaient monter aussi haut que cet homme privilégié, ce n'est pas à l'espèce humaine que la nature se fût arrêtée, car celui-là est en réalité plus qu'homme. » [29] Certaines personnalités exceptionnelles témoignent en fait de la direction de l’élan vital, qui se perpétue à travers eux, et qui constitue dans chacun de ces hommes et femmes « une espèce composée d'un seul individu. » [30]
Le mystique « voudrait parachever la création de l'espèce humaine – écrit encore Bergson – et faire de l'humanité ce qu'elle eût été tout de suite si elle avait pu se constituer définitivement sans l'aide de l'homme lui-même. » [31]
Encore une fois, par la référence à une espèce supérieure, Bergson ne désire aucunement réintroduire le concept de finalité dans l’évolution, mais plutôt indiquer l’accomplissement le plus abouti que l’élan puisse virtuellement produire :
Sur la terre, en tout cas, l'espèce qui est la raison d'être de toutes les autres n'est que partiellement elle-même – écrit-il. Elle ne penserait même pas à le devenir tout à fait si certains de ses représentants n'avaient réussi, par un effort individuel qui s'est surajouté au travail général de la vie, à briser la résistance qu'opposait l'instrument, à triompher de la matérialité, enfin à retrouver Dieu. Ces hommes sont les mystiques. Ils ont ouvert une voie où d'autres hommes pourront marcher. [32]
Ces hommes, ou ”plus qu’hommes” ont été les premiers à essayer « de transformer radicalement l'humanité en commençant par donner l'exemple. Le but ne serait atteint que s'il y avait finalement ce qui aurait dû théoriquement exister à l'origine, une humanité divine. » [33]
Ce qui sur le plan cosmologique constitue un prolongement indéfini de l’élan vital, représente pour l’humanité une vocation, déjà entrevue dans l’image sur laquelle se clôt le troisième chapitre L’Évolution créatrice, qui suggère un prolongement triomphale de l’élan :
Tous les vivants se tiennent, et tous cèdent a la même formidable poussée. L'animal prend son point d'appui sur la plante, l'homme chevauche sur l'animalité, et l'humanité entière, dans l'espace et dans le temps, est une immense armée qui galope à côté de chacun de nous, en avant et en arrière de nous, dans une charge entraînante capable de culbuter toutes les résistances et de franchir bien des obstacles, même peut-être la mort. [34]
Les Deux Sources clarifient le sens de cette dernière allusion à la victoire sur la mort : c’est bien la possibilité, ou même la probabilité de la survie de l’âme, qui peut fournir à l’humanité la motivation nécessaire à surmonter les obstacles posés par la nature. Jusqu’à ce que cette « croyance » se convertisse en « réalité vivante et agissante » [35], dans l’attente aussi que l’intuition mystique se diffuse, Bergson sollicite l’aide de la mécanique.
A partir des années 1910, la disparité entre intelligence et intuition déjà soulignée dans son ouvrage de 1907 a donc pris la forme d'une disproportion entre développement technique et moral, entre corps et âme de l'humanité. Pour rétablir leur équilibre, avant d'en appeler au mysticisme, Bergson s'était déjà adressé dans un premier temps aux sciences morales et sociales lors de son discours tenu en janvier 1914 à l'Académie des Sciences morales et politiques: « À nos sciences, aux sciences morales, incombe la tâche de rétablir l'équilibre. La tâche est grande et belle, et l'avenir de l'humanité dépend sans doute de la manière dans laquelle elle s’accomplira. » [36]
L’appel de Bergson à la mystique et à l’intuition domine par contre Les Deux Sources et semble par moments encourager une libération des obstacles corporels et matériels en faveur de l’affirmation de la sphère morale et spirituelle : il paraît ainsi faire pencher les termes de son anthropologie vers le monisme spiritualisme auquel sa philosophie voulait s’opposer. Une telle perspective diverge néanmoins immédiatement de celle proposée dans d’autres passages, qui se prêtent plus à des interprétations dualistes, comme lorsqu’il souligne la disproportion entre le corps et l’âme de l’humanité : « Or, dans ce corps démesurément grossi, l'âme reste ce qu'elle était, trop petite maintenant pour le remplir, trop faible pour le diriger. D'où le vide entre lui et elle. » [37] Dans la dimension anthropologique se reproduit ainsi la même coexistence de dualité et unité qui distinguait déjà la sphère psychologique et métaphysique de la philosophie bergsonienne.
Les soupçons de spiritualisme suscités par l’appel à la mystique, s’atténuent d’ailleurs notamment vers la fin du troisième chapitre, et encore plus dans le quatrième, où Bergson revient au thème de la technique et tourne vers elle, cette fois, son appel.
La possibilité que l’élan ne soit plus uniquement poursuivi par des individus exceptionnels mais qu’il puisse se diffuser à l’humanité entière s’accompagne d’un franchissement conséquent des obstacles matériels :
L'obstacle matériel est presque tombé. Demain la voie sera libre, dans la direction même du souffle qui avait conduit la vie au point où elle avait dû s'arrêter. Vienne alors l'appel du héros : nous ne le suivrons pas tous, mais tous nous sentirons que nous devrions le faire, et nous connaîtrons le chemin, que nous élargirons si nous y passons. [38]
Lors de l’apparition des premières espèces animales, l'amorce du mouvement, et donc le congé du règne végétale, fut permis par les réserves cellulaires de glycogène. De façon semblable, l’humanité dispose aujourd’hui de la quasi-totalité des moyens matériels nécessaires au déploiement de sa propre spiritualité et à l'abandon de certaines formes de vie actuelles :
La machine n'a donné tout son rendement que du jour où l'on a su mettre à son service, par un simple déclenchement, des énergies potentielles emmagasinées pendant des millions d'années, empruntées au soleil, disposées dans la houille, le pétrole, etc. Mais ce jour fut celui de l'invention de la machine à vapeur. [39]
La mécanique est en somme un référent essentiel dans l’évolution de l’humanité et l’âge de l’industrie constitue pour notre espèce une grande chance de progrès.
Mais la “promesse” de libération associée à l’outil et aux machines depuis L’Évolution créatrice devient moins explicite en 1932. Elle a été de fait démentie par les faits récents : durant la première guerre mondiale l’Europe a subi les effets destructifs de l'association des avancées techniques au militarisme [40], et pendant les années suivantes les formes modernes de l’industrialisme ont mené à l’imposition de modes de production et de consommation frénétiques, contribuant plus au luxe qu’au développement. L'ambiguïté de la technique, qui déjà en 1907 était reconnue comme conséquence de l’ambivalence de l’intelligence elle-même, a révélé durant les années Dix et Vingt les potentiels destructeurs qu’elle pouvait impliquer. Le conflit de 1914-18 compromet irréparablement l'optimisme que Bergson avait pu nourrir vis-à-vis de la production scientifique et industrielle à l'époque de L'Évolution créatrice. Le pouvoir destructif des nouvelles techniques industrielles se déploie de façon inédite et démontre que l'optimisme de 1907 ne tient pas à l’épreuve de l'histoire : un approfondissement du problème de la technique est ainsi rendu nécessaire par la terreur que suscitent les machines de guerre et par la conscience que la guerre demeure indissociable des nouveaux modes de production. La défense initiale de Bergson des positions technophobes, manifeste dans ses premiers discours politiques, est toutefois dépassé dès la fin de la guerre, quand le philosophe, plus proche de la rédaction des Deux sources, s'oriente alors vers l'intégration de la mécanique à la dimension morale de l'humanité.
Dans Les Deux Sources, l’ambivalence de l’intelligence fabricatrice est observée dans ses conséquences sur le plan anthropologique, matériel, moral, politique et historique à partir de la confrontation de l’homme à un dilemme radical : soit l’homme se rabaissera à seconder le développement frénétique des machines qu’il a fabriqué et qui se sont démesurément déployées, et qui dominent presque désormais ses forces morales. Soit, il orientera ses forces matérielles vers des idéaux qui jusqu’à aujourd’hui semblent inaccessibles, il changera ses formes de production et de consommation dans le sens de la sobriété, et pourra ainsi éviter l’appauvrissement des ressources qui occasionne la guerre. Il réalisera ainsi la paix, la fraternité, la démocratie. Il préparera à l’ouverture, à l’amour pour toute l’humanité et à la diffusion de l’intuition mystique.
A partir de la constatation de la différence entre mécanisme et vie, Bergson n'émet de rejet in toto de la culture industrielle, mais seulement de sa forme frénétique qui implique son instrumentalisation de la part des instincts impérialistes et belliqueux.
Après avoir saisi avec acuité le risque de la catastrophe, Bergson se demande : « Mais cette frénésie même ne devrait-elle pas nous ouvrir les yeux ? N'y aurait-il pas quelque autre frénésie, dont celle-ci aurait pris la suite, et qui aurait développé en sens opposé une activité dont elle se trouve être le complément ? » [41] Pour rendre raison du « souci de confort et de luxe qui semble être devenu la préoccupation principale de l'humanité » [42] Bergson élabore une loi historique de la « double frénésie » [43], qui reflète d'une manière cohérente ce qui arrive dans l'évolution biologique : « La vie, au fur et à mesure de son progrès, s'éparpille en manifestations qui devront sans doute à la communauté de leur origine d'être complémentaires les unes des autres sous certains aspects, mais qui n'en seront pas moins antagonistes et incompatibles entre elles. » [44] Par ailleurs, si cette tendance simple ne s'était pas scindée, nous n'aurions pu bénéficier du développement aussi bien matériel que moral. La lutte entre tendances opposées dont l'histoire témoigne n'est en effet rien autre que « l'aspect superficiel d'un progrès. » [45] De la frénésie actuelle on pourrait espérer un changement de tendance qui cependant ne se résoudra que difficilement dans une synthèse ou dans une intégration des deux courants. L'évolution vacillante qui caractérise le devenir historique peut néanmoins réserver à l'homme l'ouverture de nouveaux horizons, qui dépendront à la fois d'une autre dichotomie, celle du clos et de l'ouvert.
Pour résumer, la disharmonie entre le corps technologique et l’âme de l’humanité est porteuse, encore en 1932, des risques qu’elle a manifesté pendant la première guerre mondiale. Pour contrebalancer ce décalage, Bergson lance un premier appel à la mystique et aux sciences morales pour qu’elles travaillent à fournir à l’humanité le « supplément d’âme » [46] dont elle a besoin pour faire front à l’énormité du système industriel moderne. La mécanique appelle la mystique. Mais inversement aussi, la mystique appellerait la mécanique. D’ailleurs les deux ne suivent pas de directions opposées : « Les origines de cette mécanique sont peut-être plus mystiques qu'on ne le croirait ; elle ne retrouvera sa direction vraie, elle ne rendra des services proportionnés à sa puissance, que si l'humanité qu'elle a courbée encore davantage vers la terre arrive par elle à se redresser, et à regarder le ciel. » [47]
La mécanique, loin d’être par essence réductible à un obstacle ou à une menace pour l’humanité, loin aussi d’être tout à fait neutre, possède une véritable direction, une mystique. L’emploi tâtonnant de l’outil a accompagné l’émergence de la conscience de l’Homo faber. Ainsi, un jour « un immense système de machines [pourra être] capable de libérer l'activité humaine » [48] et réaliser l’humanité divine. Ce n’est qu’avec la mécanique que l’humanité pourra lever son regard vers le ciel : « L'homme ne se soulèvera au-dessus de terre que si un outillage puissant lui fournit le point d'appui. Il devra peser sur la matière s'il veut se détacher d'elle. » [49] C’est en ce sens que l’univers est défini comme « une machine à faire des dieux. » [50]
L’effort souhaité par Bergson pour que se réalise une humanité qui intègre en soi intelligence fabricatrice et intuition comporte donc une combinaison harmonieuse des dimensions spirituelle et technologique. Dans une telle humanité, capable d’exprimer une créativité de plus en plus libre, l’homme trouverait dans les éléments non-humains que sont ses outils et ses machines son partenaire évolutif irremplaçable. Mécanique et mystique retrouveraient ici leur alliance originaire, dans le cadre d’une solidarité entre l’homme, le reste des vivants et l’univers renouvelée par l’intuition de la source métaphysique de la vie. C’est d’ailleurs à partir de cette intuition vitale que les grands hommes voudraient conduire l’humanité vers une forme de vie supérieure restituant en l’existence de chacun la tension entre la dimension individuelle et l’appartenance à une vie qui nous transcende et en laquelle « vivimus et movemur et sumus. » [51]
Considérée plus largement, la perspective ouverte par la reconsidération de la philosophie de la technique et de l'anthropologie de Bergson aide aujourd'hui à défendre sa pensée - surtout celle exposée dans son ouvrage de 1932 - de certaines lectures issues du versant socialiste ou catholique de la critique, qui voyaient en lui un philosophe « sans matière » [52] et un spiritualiste, sans restituer pour autant l'originalité de sa pensée.
À la lumière de la philosophie de la technique, Les Deux Sources apparaissent comme une correction aux positions tenues par le philosophe durant les années de la première guerre mondiale et comme une proposition pour ne pas opposer la mécanique à la sphère morale, ni l’asservir à la fermeture et à la guerre. Une telle lecture permet donc de discerner une orientation plus immanente de la philosophie des Deux sources, qui présentent en réalité un mysticisme centré sur la dimension sociale dominée depuis les origines de l'humanité par la fabrication. Le double appel à la mécanique et à la mystique confirme que la philosophie de Bergson et son anthropologie s'inscrivent ainsi dans une tension insurmontable entre transcendance et immanence.
*1 Je remercie vivement Alexis Dirakis pour son aide dans la rédaction en langue française de ce texte.
[2] Henri Bergson, L’Évolution créatrice, édition sous la direction de Frédéric Worms, établie par Arnaud François, Paris : puf, 2007, p. 138.
[3] Henri Bergson, L’Évolution créatrice, op. cit., p. 140.
[4] Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, édition sous la direction de Frédéric Worms, établie par Frédéric Kéck et Ghislain Waterlot, Paris : puf, 2008, p. 325.
[5] L’Évolution créatrice, op. cit., p. 142.
[6] Ibid.,p. 162.
[7] Henri Bergson, Les Deux Sources, op. cit., p. 330.
[8] Georges Canguilhem, La connaissance de la vie (1965), Paris : Vrin, 2003, p. 161n : « Bergson est [...] l’un des rares philosophes français, si non le seul, qui ait considéré l’invention mécanique comme une fonction biologique, un aspect de l’organisation de la matière par la vie. L’Évolution créatrice est, en quelque sorte, un traité d’organologie générale. » La philosophie de la technique de Bergson serait donc inspirée, au-delà de son cadre évolutionniste général, par la théorie selon laquelle les outils sont des projections d’organes. Il s’agit de la théorie de la Organprojection, avancée déjà par l’allemand Ernst Kapp dans son œuvre de 1877 Grundlinien einer Philosophie der Technik. Dans la lignée de la gauche hégélienne, Kapp décrit la technique en un sens émancipateur et évolutionniste, comme projection d’organes associée à une progressive prise de conscience. La possible lecture de l’œuvre de Kapp par Bergson demeure incertaine ; plus probable est celle d’Alfred Espinas, qu’il évoque dans son essai de 1897 sur la technologie : « La théorie de la projection est de la plus haute importance pour la philosophie de l’action ; elle y joue le rôle que joue l’idéalisme dans la philosophie de la connaissance. Ce point de vue a été développé pour les œuvres de la main humaine par Kapp : Grundlinien einer Philosophie der Technik, 1877 ; il s’étend à toutes les productions du vouloir humain, collectif aussi bien qu’individuel. », Alfred Espinas, Les origines de la technologie, Paris : Alcan, 1897, p. 45n.
[9] L’Évolution créatrice, op. cit., p. 142.
[10] Ibid., p. 152.
[11] Ibid.,p. 264.
[12] « […] si, au bout du large tremplin sur lequel la vie avait pris son élan, tous les autres sont descendus, trouvant la corde tendue trop haute, l'homme seul a sauté l'obstacle. », Ibid.,p. 265.
[13] Ibid.,p. 152.
[14] Ibid.,p. 185. La même idée est exprimée à la p. 139 : « les modifications de l'humanité retardent d'ordinaire sur les transformations de son outillage. Nos habitudes individuelles et même sociales survivent assez longtemps aux circonstances pour lesquelles elles étaient faites, de sorte que les effets profonds d'une invention se font remarquer lorsque nous en avons déjà perdu de vue la nouveauté. Un siècle a passé depuis l'invention de la machine à vapeur, et nous commençons seulement à ressentir la secousse profonde qu'elle nous a donnée. La révolution qu'elle a opérée dans l'industrie n'en a pas moins bouleversé les relations entre les hommes. Des idées nouvelles se lèvent. Des sentiments nouveaux sont en voie d'éclore ».
[15] Ibid.,p. 246.
[16] Ibid.,p. 261-262.
[17] Ibid.,p. 263-264.
[18] Ibid.,p. 186.
[19] Ibid. ; voir aussi p. 266 : « il est trop évident que le reste de la nature n'a pas été rapporté à l'homme : nous luttons comme les autres espèces, nous avons lutté contre les autres espèces. Enfin, si l'évolution de la vie s'était heurtée à des accidents différents sur la route, si, par là, le courant de la vie avait été divisé autrement, nous aurions été, au physique et au moral, assez différents de ce que nous sommes. Pour ces diverses raisons, on aurait tort de considérer l'humanité, telle que nous l'avons sous les yeux, comme préformée dans le mouvement évolutif. »
[20] Ibid., p. 265.
[21] Ibid.,p. 266.
[22] Cfr. Frédéric Worms, Bergson ou les deux sens de la vie, Paris : puf, 2004, p. 261.
[23] L’Évolution créatrice, op. cit., p. 166.
[24] Ibid.,p. 267, souligné par moi.
[25] Ibid.,p. 266-267.
[26] Les Deux Sources, op. cit., p. 224.
[27] Ibid., p. 224.
[28] « Si donc, dans tous les domaines, le triomphe de la vie est la création, ne devons-nous pas supposer que la vie humaine a sa raison d'être dans une création qui peut, à la différence de celle de l'artiste et du savant, se poursuivre à tout moment chez tous les hommes: la création de soi par soi, l'agrandissement de la personnalité par un effort qui tire beaucoup de peu, quelque chose de rien, et ajoute sans cesse à ce qu'il y avait de richesse dans le monde ? Supérieur est le point de vue du moraliste. Chez l'homme seulement, chez les meilleurs d'entre nous surtout, le mouvement vital se poursuit sans obstacle, lançant à travers cette œuvre d'art qu'est le corps humain, et qu'il a créée au passage, le courant indéfiniment créateur de la vie morale », Henri Bergson, L’énergie spirituelle (1919), édition sous la direction de Frédéric Worms, Paris : puf, 2009, p. 24-25.
[29] Les Deux Sources, op. cit., p. 226, souligné par moi. Il semble que Bergson ait remplacé l’expression « sur-homme » employée dans L’Évolution créatrice, op. cit., p. 267 par celle de« plus qu’homme » ; comme l’a remarqué Arnaud François, « tout se passe comme si Bergson, entre les deux ouvrages, avait tenté de dépouiller son vocabulaire, voire sa pensée, de tout élément trop ostensiblement nietzschéen. », cfr. L’Évolution créatrice, op. cit., dossier critique, p. 498.
[30] Les Deux Sources, op. cit., p. 285.
[31] Ibid.,p. 248.
[32] Ibid.,p. 273-274.
[33] Ibid.,p. 253.
[34] L’Évolution créatrice, op. cit., p. 271.
[35] Les Deux Sources, op. cit., p. 338.
[36] Henri Bergson, Mélanges, édition établie par André Robinet, Paris : puf, 1972, p. 1036.
[37] Les Deux Sources, op. cit., p. 330.
[38] Ibid.,p. 333.
[39] Ibid.,p. 325.
[40] Dans les discours prononcés par Bergson pendant la première guerre mondiale l’industrialisme est souvent mis en relation avec le militarisme et l’instinct de conquête. La guerre elle-même eut lieu « du jour où le militarisme prussien, devenu militarisme allemand, fut allé rejoindre l’industrialisme. », Mélanges, op. cit., p. 1114. A ce propos, il est important de rappeler ici que ses discours de guerre ont également trouvé un écho durant les décennies suivantes. Par ailleurs, ils suscitèrent généralement deux types de réactions opposées parmi les lecteurs de Bergson : il y eut d'une part ceux qui, comme Politzer, Nizan et Friedman, interprétèrent les discours de propagande afin de discréditer les travaux philosophiques et, d'autre part, ceux qui préfèrent les garder sous silence, sans les associer au reste de l'œuvre. Ces deux versants n'ont produit que des lectures partielles de l’œuvre bergsonienne, ce qui est plus largement manifeste dans les interprétations des Deux Sources. On doit donc tenir compte du caractère occasionnel et politique des discours de la guerre, sans pourtant méconnaître le fait qu’ils se réfèrent à des questions très pertinentes pour comprendre l’élaboration des Deux Sources. J’ai proposé une lecture des discours de la guerre afin de reconstituer le parcours théorique et morale de Bergson vers la genèse de son ouvrage sur la morale et sur la religion dans mon Bergson, la tecnica, la guerra. Una rilettura delle Due fonti, Bologna: Bononia University Press, 2009, p. 57-83. Dans une même perspective, voir également : Philippe Soulez, Bergson politique, Paris : puf, 1989; Id., « Les missions de Bergson ou les paradoxes du philosophe véridique et trompeur », Les philosophes et la guerre de 14, Saint-Denis : puv, 1988, p. 97-105; Philippe Soulez - Frédéric Worms, Bergson (1997), Paris : puf, 2002, p. 141-204; Ghislain Waterlot, « Situation de guerre et état d’âme mystique chez Bergson », in Ghislain Waterlot – Dominique de Courcelle (éd.), La mystique face aux guerres mondiales, Paris : puf, 2010.
[41] Les Deux Sources, op. cit., p. 318.
[42] Ibid.,p. 317.
[43] Cette théorie de l’histoire est exposée dans Les Deux Sources, op. cit., p. 313-319.
[44] L’Évolution créatrice, op. cit., p. 104-105.
[45] Les Deux Sources, op. cit., p. 317.
[46] Ibid.,p. 338.
[47] Ibid.,p. 330-331.
[48] Ibid.,p. 249.
[49] Ibid.,p. 329.
[50] Ibid.,p. 338.
[51] Henri Bergson, La pensée et le mouvant (1934), édition sous la direction de Frédéric Worms, Paris : puf, 2009, p. 176.
[52] Paul Nizan, Les chiens de garde (1932), Paris : François Maspero, 1965, p. 34.